Le père français Guy Gilbert est tout un personnage. Bien qu’octogénaire, il continue à arborer un style motard incluant blouson de cuir noir, santiags, badges et bijoux ostentatoires. L’homme a plus l’air d’un vieux rockeur que d’un prêtre.
Dans Et si je me confessais (Livre de poche, 2008), il s’en explique. Prêtre de rue dans les années 1970, il a souvent été témoin d’interventions policières musclées visant les jeunes qu’il accompagnait. Son uniforme de prêtre le mettait à l’abri de cette répression intempestive. Il a donc voulu, par solidarité, s’habiller comme ses camarades délinquants. «Tant que je vivrai avec les jeunes de la rue, écrit-il, je garderai mon blouson. Il est ma force et symbolise mon combat. Même si le look de la fameuse “racaille” d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec le blouson noir des années 70, il veut dire que je resterai avec eux tant que j’en aurai la force. Qu’il date ou pas, je m’en tape.»
Adolescent, je n’étais pas un délinquant, mais j’aimais bien le rock. Quand j’ai vu ce prêtre à la télé pour la première fois, j’ai été charmé. Un message émanait de sa personne: Jésus, c’est aussi pour les rockeurs. La langue de ce curé pas comme les autres me fascinait tout autant; elle était populaire, voire crue. Jésus, dans la bouche de Gilbert, devenait «un sacré mec» et aller à la confesse était comparé à sortir les vidanges. «Le langage joue énormément dans les rapports avec les loubards, écrit encore Gilbert dans Et si je me confessais. On peut me critiquer là-dessus, me reprocher mes mots grossiers, je m’en fiche parce que j’ai entendu le conseil de Jean-Paul II aux prêtres: “Vivez l’acculturation, c’est-à-dire la culture du peuple dans laquelle vous êtes.” C’est-à-dire entrez dans sa langue, dans son costume.»
Avec le bon larron
Ordonné prêtre en 1965, diplômé en éducation spécialisée en 1980 et prolifique auteur d’essais chrétiens, Gilbert s’occupe, depuis les années 1970, dans le sud de la France, de la Bergerie de Faucon, un lieu d’accueil et de réintégration pour jeunes délinquants, axé sur le travail manuel et la fréquentation des animaux.
Dans L’Évangile selon saint Loubard (Points, 2015), son meilleur livre, à mon avis, il présente le bon larron comme le patron des sacripants et dit devoir son charisme d’éducateur à la scène évangélique mettant en vedette ce personnage peu recommandable. Sur la croix, Jésus promet le paradis à ce criminel repentant. «Il montre grâce à son geste que nul n’est jamais perdu, écrit Gilbert. Tout est possible, même le plus pourri des pourris a une âme, il est un enfant de Dieu et la miséricorde divine peut à tout moment agir.» Gilbert, il l’a souvent répété, veut lire l’Évangile en adoptant le «regard de miséricorde du Christ» sur son compagnon de misère.
Un tel portrait annonce un prêtre contestataire, rebelle, qui rappelle, à plusieurs égards, notre cher Raymond Gravel, de regrettée mémoire. Or, s’il ne fait pas de quartier dans sa défense des pauvres et des marginaux, Gilbert reste néanmoins plutôt conservateur dans son appui à la doctrine de l’Église. Opposé à l’avortement et à la mort assistée, très critique de l’insouciance contemporaine quant au divorce – ce sont les enfants qui en souffrent, insiste-t-il –, le prêtre des loubards n’a rien d’un intégriste, mais il ne se pose pas en révolutionnaire du catholicisme.
L’Église, selon lui, n’a pas à se plier aux tendances du jour et sa «prudence légendaire» est, écrit-il dans Vie de combat, vie d’amour (Points, 2017), «son atout maître depuis deux mille ans». Gilbert n’hésite pas à exprimer son insatisfaction quant à certaines attitudes de l’Église (le scandale des prêtres pédophiles, par exemple), mais il refuse de l’accabler en bloc. «Nous ne sommes pas des moutons dans l’Église, explique-t-il, mais nous devons toujours en parler avec amour pour continuer à la construire. Nous, chrétiens, ne détruisons pas notre maison de l’intérieur.»
Le rôle des femmes
Dans Les femmes et l’Église (Philippe Rey, 2019), son plus récent ouvrage, Gilbert se prononce, avec le style gaillard et les audaces conservatrices qui le caractérisent, sur ce grand enjeu. «Quand je pense, écrit-il, que les trois grandes religions mondiales sont dirigées par des hommes, je me tape le derrière au plafond. C’est nier la puissance spirituelle des femmes. Si les États laïcs évoluent sur le sujet de la parité, de ce point de vue nos religions stagnent tragiquement.»
L’Église, rappelle-t-il, refuse la prêtrise aux femmes en avançant que Jésus était un homme, qu’il n’a choisi que des hommes comme apôtres et que le prêtre, en tant que représentant du Christ, doit donc être un homme. Ce n’est pas, de nos jours, très convaincant. «Il était impossible, dans la mentalité de l’époque, que les apôtres soient des femmes, note justement Gilbert. Mais je suis certain que, si Jésus revenait aujourd’hui, il désignerait aussi des femmes – sans l’ombre d’un doute.»
Dans l’Évangile, Jésus ne dit rien de précis sur le rôle des femmes. Toutefois, remarque Gilbert, il dialogue beaucoup avec elles – une audace, à l’époque –, ne les rabaisse jamais et leur réserve d’importantes missions, alors qu’elles sont présentes au pied de la croix et au tombeau.
Dans l’Église, toutefois, on constate trop souvent «que les hommes gouvernent et que les femmes bossent», quand elles ne sont pas carrément exploitées. Si elles revendiquent une place égale à celle des hommes, on les accuse parfois de chercher le pouvoir. «Rien n’est plus faux, rétorque Gilbert, elles cherchent simplement à être reconnues et à agir.»
Le pape François semble vouloir aller en ce sens, en nommant des femmes à des postes de responsabilité au Vatican, mais une résistance s’exprime. «Au séminaire, il y a soixante-dix ans, nous étions éduqués dans la peur de la femme, ce qui créait chez certains des réflexes misogynes», écrit Gilbert pour expliquer une des raisons possibles de cette opposition. Il ajoute cependant qu’aujourd’hui, «beaucoup de prêtres et d’évêques voudraient un vrai partenariat avec les femmes».
En 1988 et en 1994, Jean-Paul II avait décrété que l’ordination sacerdotale des femmes devait être définitivement exclue. En 2016, questionné sur le sujet, le pape François n’a pas voulu le contredire. «C’est apparemment sans appel, s’en désole Gilbert, qui dit pourtant rêver de voir un jour une femme cardinale. Mais l’Église d’aujourd’hui cherche la lumière au-delà de cette lettre apostolique [il fait référence à Mulieris dignitatem, 1988].»
Ouvrir la porte
Cette lumière, cette veilleuse, devrait-on plutôt dire, Gilbert l’entrevoit, malgré tout, dans des évolutions réalisables. Le pape et des évêques, se réjouit-il, «étudient la possibilité de permettre aux femmes d’être diacres», c’est-à-dire, notamment, de prêcher, de baptiser et de marier en Église. Les laïcs, hommes et femmes, de plus, devraient pouvoir, ainsi que le droit canon le permet, prêcher. Raymond Gravel, dans ses dernières années, invitait déjà des fidèles à exercer ce rôle. Le ministère d’accompagnement des malades, enfin, souvent rempli par des femmes, pourrait devenir sacramentel et permettre à ceux et à celles qui l’exercent de donner le sacrement des malades.
C’est bien peu, trop peu, diront certains, dont je suis, qui déplorent les lenteurs de l’Église dans ce dossier. Guy Gilbert, c’est une évidence, n’hésiterait pas à aller plus vite, mais il accepte néanmoins – a-t-il le choix? – la prudence de l’Église à laquelle il reconnaît des vertus. «Mais elle avance, cette cause des femmes dans l’Église… Elle avance. Doucement. À pas lents. Mais elle avance», écrit-il dans Les femmes et l’Église.
On sent son espoir, mais aussi l’impatience qu’il exprimait, quelques années plus tôt, dans Vie de combat, vie d’amour. «Le mieux, concluait-il, est de glisser le pied dans la porte entrouverte pour que celle-ci ne se referme pas et que l’on progresse enfin! […] Mais que le cri des femmes soit entendu. Et vite, le temps presse.» C’est le moins qu’on puisse dire, je trouve.
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