La décision des sulpiciens de congédier les professionnels responsables de la conservation de leurs archives suscite à la fois des réactions de colère et d’inquiétude au Québec. Plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer la précarité qui guette les archives religieuses dans la province, pourtant essentielles à la compréhension de l’histoire de la Nouvelle-France et du Québec.
Le jour même de la publication de la nouvelle par Le Devoir, le Regroupement des archivistes religieux (RAR) a vertement dénoncé la situation dans une lettre ouverte en date du 19 août.
«Manque d’argent, manque de ressources matérielles (particulièrement pour l’entreposage adéquat), manque de personnel: tous des facteurs aggravants qui se sont accumulés depuis près de 20 ans et qui nous forcent aujourd’hui à constater que même des archives que nous croyions essentielles et inattaquables peuvent subitement être en danger», écrit David Bureau, président du conseil d’administration du RAR. «C’est désolant et inadmissible.»
Pour le regroupement, ces archives sont les témoins du développement de la société québécoise dans divers domaines d’activité, dont la santé et l’éducation.
«Les archives religieuses sont une clé pour comprendre notre cheminement collectif et pour initier les plus jeunes à la richesse de notre histoire», fait valoir M. Bureau.
Ce dernier interpelle directement le gouvernement du Québec qui, il y a quelques semaines, annonçait une enveloppe de 15 millions de dollars pour la préservation du patrimoine religieux dans la province.
«C’est bien, mais cet exercice est absolument futile si aucun montant n’est accordé à la préservation des archives religieuses. On ne fait que maintenir debout des coquilles vides», dit-il.
Il est aussi d’avis que les sulpiciens et l’archevêché de Montréal ont aussi leur part de blâme dans ce dossier.
Communautés religieuses sensibilisées
Le directeur général de la Fondation Archives et patrimoine religieux du Grand Montréal (FAR), Simon Bissonnette, voit d’abord dans cette affaire une occasion de sensibiliser la population à l’importance des archives religieuses.
Il dirige un projet de regroupement des archives d’une vingtaine de communautés religieuses de la grande région métropolitaine. Il s’agira à terme de regrouper en un même endroit des documents, des livres et des objets. On en est présentement à arrêter le choix d’un lieu pour placer le tout.
«Nous travaillons avec une vingtaine de communautés – tant féminines que masculines – issues de divers milieux», explique-t-il. Les sulpiciens n’en font pas partie.
Ce développement «imprévu» du côté des sulpiciens «vient justifier la pertinence d’un projet de regroupement comme le nôtre», indique M. Bissonnette.
C’est aussi un signal, selon lui, que le gouvernement sera appelé à être plus présent dans la préservation d’un tel patrimoine. «De l’argent public, il en faut. C’est l’histoire de Montréal et du Québec tout entier dont il est question», ajoute-t-il.
De son côté, le directeur général de la Conférence religieuse canadienne, Alain Ambeault, estime que le danger d’une perte de mémoire collective est bien présent, mais que les communautés religieuses doivent composer avec des ressources inégales.
«Les solutions de préservation du patrimoine sont très dispendieuses», rappelle-t-il. Or, avec le déclin des communautés et l’obligation de veiller aux soins de santé de leurs membres vieillissants, la préservation des archives pose parfois tout un défi.
«C’est réellement une préoccupation des congrégations, assure le directeur général. Le but n’est pas seulement de conserver, mais de rendre disponible.»
Il se dit néanmoins «surpris» de la décision des sulpiciens. «Ça parait bizarre comme décision, mais il me manque des éléments pour comprendre toute l’histoire», avance-t-il prudemment. Il croit cependant que de telles archives n’appartiennent pas qu’à une seule congrégation. «C’est l’histoire de notre peuple qui est là», souligne le père Ambeault.
Un outil important pour la recherche
Historien lié à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, le professeur Philippe Roy-Lysencourt fait partie des nombreux chercheurs qui doivent pouvoir miser sur des archives de qualité.
«Aucun chercheur en histoire ne peut se passer des archives religieuses. Je pense que les archives doivent être rendues disponibles», affirme-t-il.
Il a lui-même eu l’occasion de consulter les archives du diocèse de Québec et des ursulines de Québec, des fonds «merveilleusement classés, avec du personnel de qualité».
Malgré les préoccupations soulevées par le cas des sulpiciens, le professeur est d’avis qu’il faut rester prudent dans l’analyse de la situation des archives religieuses au Québec.
«À mon avis, il ne faut pas généraliser le problème. De ce que je peux voir, de mon point de vue, il ne s’agit pas d’un problème endémique qui touche toutes les communautés religieuses», modère-t-il. Ce qui n’empêche pas de devoir continuer à sensibiliser les communautés à la richesse de leur patrimoine.
Devant les défis de la gestion et de la préservation, il croit que des processus de regroupements d’archives dans de bonnes conditions sont un bon début. Il encourage une approche pragmatique: «avoir des responsables qui soient des professionnels, et injecter de l’argent.»
Devant la précarité de certaines archives, il estime que l’État devrait prendre la responsabilité de créer des structures pour en assurer la préservation.
Faut-il pour autant envisager une nationalisation des archives religieuses?
«C’est délicat et cela demande à être débattu. L’État devrait peut-être mettre en place des structures d’accueil pour les communautés qui ne peuvent ou ne veulent plus s’occuper de leurs archives et patrimoine. Il faut des compétences, du matériel, des personnes formées et une conservation dans de bonnes conditions. Si les communautés ne peuvent plus le faire, il faudra créer des structures», dit-il.
Limiter les dégâts
L’archiviste de l’archidiocèse de Québec, Pierre Lafontaine, n’est pas chaud à l’idée d’une éventuelle nationalisation.
«Je ne pense pas que l’Église accepterait. Pourrait-on la forcer? Ce serait outrancier», tranche-t-il.
Il croit plutôt que la solution gagnerait à passer par des formes de partenariat entre l’Église et l’État. «Mais je ne recommande pas de céder à l’État des archives religieuses.»
M. Lafontaine gère des centaines de demandes d’information par année. Les gens formés, comme lui, à la fois en théologie et en archivistique sont de plus en plus rares, note-t-il. Il y a quelques années, au terme d’un stage, une étudiante lui a même demandé s’il y avait encore des prêtres au Québec…
«Il y a quelque temps, j’ai visité une salle de réserve muséale tempérée, aux lumières tamisées, où on entreposait des lampes des années 50 et 60. Pendant ce temps, on a toujours des boîtes de documents datant de l’époque de la Nouvelle-France qui traînent sur des planchers de terre battue dans des sous-sols de vieux presbytères. Ça en dit long sur les priorités de notre société en matière de préservation d’archives», confie-t-il.
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