«Je suis inquiet devant les héritages qu’on est en train de laisser aux générations qui nous suivent», lance Jacques Grand’Maison, l’un des plus illustres théologiens québécois des dernières décennies. Le prêtre qui souffre d’un cancer en phase terminale prend peut-être pour la dernière fois sa plume pour s’adresser à ses contemporains.
Le sociologue et théologien vient de publier un nouveau livre intitulé Ces valeurs dont on parle si peu: essai sur l’état des mœurs au Québec.
«J’ai écrit ce livre au cours d’une longue maladie avec tout le temps nécessaire pour faire un bilan de vie.» Il se défend de signer ici une autobiographie, «même si j’ai puisé dans mes soixante ans de travail et dans ce que m’ont appris tant de gens de qui j’ai beaucoup reçu».
Il est question, tout au long des dix-neuf chapitres de ce livre, de l’héritage à offrir aux nouvelles générations.
«Mais l’héritage, ce n’est pas seulement en termes économiques», dit-il. «Ce qui est le plus précieux pour les générations qui nous suivent, ce sont nos valeurs et nos convictions les plus profondes.»
N’empêche que l’auteur se montre inquiet devant «la destruction massive des assises de la vie» qui pourrait bien «amener la disparition de l’espèce humaine».
«J’appelle cela le syndrome du Titanic», image le professeur. «On disait à l’époque qu’il était insubmersible. On a agi ainsi. On est passé de la soumission à la nature, parce qu’on n’avait pas ce qu’il fallait, à la domination de la nature. Mais on est passé à côté de cette question: savoir comment se situer dans la nature et dans la création de Dieu. C’est ce qui m’habite présentement.»
Vide spirituel
«Ce qui me scandalise le plus du monde d’ici au Québec, c’est sa superficialité et son vide spirituel», écrit Jacques Grand’Maison dans son livre publié aux éditions Carte blanche.
C’est «un constat sévère», reconnaît-il. «Mais je suis bien obligé de le dire. Je suis un sociologue du quotidien. J’observe la vie, là où je suis.»
Le professeur émérite de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal, qui fêtera ses 84 ans en décembre, raconte qu’il a consulté récemment un livre qui explique comment on doit vivre sa vieillesse. «Mais on n’y trouve rien au plan spirituel. Rien, de rien. Pas même les questions fondamentales», déplore-t-il, en haussant le ton, la seule fois durant l’entretien accordé à l’agence Présence.
«Les gens se sentent impuissants devant ce qui se passe dans la société.» Pour bien des gens, le quotidien est vide spirituellement, sans vie intérieure.
Il observe toutefois un «certain renouveau spirituel» qui pousse des personnes à «prendre conscience de ce vide et à se donner une vie intérieure. Ils cherchent ensuite à la transmettre à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Il y a de l’espérance là-dedans».
Une grâce pour l’Église
Dans son précédent livre, Pour une spiritualité laïque au quotidien (Novalis, 2013), Jacques Grand’Maison, parlait d’un autre héritage à transmettre. «Nous, chrétiens, avons à repenser bien des éléments de notre héritage religieux ainsi que de nos rapports à la tradition et à la modernité, alors que nos Églises doivent trouver à s’inscrire dans un contexte de plus en plus laïc», écrivait-il.
Il lance aujourd’hui cette question : «Se pourrait-il que ce qui arrive soit une grâce historique inattendue?»
«Le pape François donne un tout autre visage de l’Église», dit l’auteur. «Mais je vous dis ma peine. Dans le premier millénaire de l’Église, les communautés se sont données leur propre pasteur. Puis, l’Église est devenue très cléricale, c’est devenu sa structure de base.»
Aujourd’hui, observe le sociologue, «le monde clérical est en train de mourir. Mais on a une chance historique inouïe, car dans l’Église, il y a tant de ressources humaines».
Dans sa paroisse, «il y a des gens formidables, des femmes, des hommes, qui pourraient être de véritables pasteurs. Mais on est en train de manquer le tournant. On a ici une possibilité de donner aux communautés la dynamique de se prendre en mains.»
Mais ce n’est pas ce qu’on fait, regrette-il. «Il y a des fusions de paroisses, on crée des unités pastorales. C’est très clérical». Dans ce modèle, «les curés se promènent d’une paroisse à l’autre».
Il s’intéresse au Synode sur la famille qui se déroule actuellement à Rome. La proposition de Mgr Paul-André Durocher, archevêque de Gatineau, sur l’admission des femmes au diaconat réjouit le théologien. «Mais je suis obligé de rappeler qu’aux débuts de l’Église, il y avait des femmes diaconesses. On semble ouvrir une petite porte, comme si cela n’avait jamais existé.»
Départ ultime
Atteint d’un cancer des os en phase terminale, Jacques Grand-Maison n’hésite pas à parler de son «ultime départ».
Le sociologue du quotidien, qui a tant écrit, animé tant de recherches, accompagné la vie de tant de communautés, dit qu’il vit sereinement cette nouvelle étape. «C’est une grâce, une véritable grâce. Je fais actuellement mes adieux au plan médiatique et auprès de tous les milieux que j’ai côtoyés. Au lieu de faire des adieux à l’occasion de mes funérailles, je les fais dans un courant de vie. Je vis cela de façon très positive.»
Le professeur mentionne alors la «dynamique du célibataire» dans laquelle il se trouve. «Je n’ai pas d’enfants, pas de petits-enfants. Cela a été une souffrance dans ma vie», confie-t-il. «Mais j’ai consacré ma vie aux enfants des autres. J’ai œuvré soixante ans en éducation.» Aujourd’hui, «des gens de toutes les régions du Québec répercutent mon testament spirituel».
«Je vis, malgré la souffrance, une période tellement riche.»
«Je vais parler ici comme un curé: c’est une grâce incroyable que de quitter dans ces conditions-là. C’est un privilège, une fin de vie aussi vivante.»
Jacques Grand’Maison, Ces valeurs dont on parle si peu: essai sur l’état des moeurs au Québec, Carte blanche, 2015, 132 pages.