Méfiants à l’égard des sources d’informations traditionnelles, de plus en plus de chrétiens américains se tournent aujourd’hui vers des médias dits «alternatifs», souvent générateurs de «fausses nouvelles». Une défiance ancienne, qui plonge ses racines dans l’anti-sécularisme des évangéliques américains du début du XXe siècle, et qui se trouve aujourd’hui amplifiée par Internet et la montée du populisme.
«Les États-Unis ont une longue histoire avec les fausses nouvelles. Pendant la révolution américaine, les gens les utilisaient déjà sciemment pour asseoir leurs ambitions politiques» rappelle Benjamin Park, spécialiste de l’histoire religieuse des États-Unis et professeur à l’université Sam Houston State, au Texas. Mais c’est aux XIXe et XXe siècles, que ce phénomène va également pénétrer le champ du religieux.
«Fragilisés notamment par la diffusion de la théorie de l’évolution de Darwin, et son adoption par l’opinion majoritaire [ndlr, y compris certaines Églises protestantes traditionnelles], les évangéliques chrétiens vont alors s’engager dans une bataille contre la sécularisation de l’université et de la société et se mettre à diffuser leurs ‘vérités alternatives’. Ils s’appuient pour cela sur leurs propres universités et structures religieuses, qui voient progressivement le jour, au début du XXe siècle», précise-t-il.
Une défiance historique à l’égard des élites du savoir
C’est cette familiarité historique avec les «vérités alternatives» qui rendrait aujourd’hui les évangéliques si sensibles aux «faits alternatifs». Ces croyants fréquentent aussi bien des sites chrétiens comme Charisma News que des médias ultra-conservateurs sans affiliation religieuse comme Breitbart ou Infowars. Le point commun de tous ces sites: la même défiance à l’égard des élites, contre lesquelles se battaient déjà en leur temps les chrétiens hostiles à Darwin ou à l’interprétation historico-critique de la Bible.
Adoubé par 81% des évangéliques chrétiens lors de la présidentielle, Donald Trump a bâti l’essentiel de sa campagne autour du même rejet du système qui anime ses électeurs: il consulte lui-même régulièrement ces sites Internet dits «alternatifs» et n’hésite pas à propager leurs «fausses nouvelles», sur les réseaux sociaux, afin de servir ses intérêts politiques. Accusé d’avoir perdu le «vote populaire» lors de l’élection présidentielle de 2016, Trump avait par exemple contre-attaqué, en reprenant une fausse information du site InfoWars affirmant que 3 millions de sans-papiers avaient illégalement pris part au vote.
«La logique des ‘vérités alternatives’ perpétuées au sein des cercles évangéliques tout au long du XXe siècle, s’applique aujourd’hui à de nouveaux domaines scientifiques comme le changement climatique ou encore la sexualité humaine», note Randall Stephens, professeur d’histoire des religions à l’université de Northumbria et coauteur, avec Karl Giberson du livre The Anointed: Evangelical Truth in a Secular Age (Harvard University Press, 2012).
«Nous sommes face au même phénomène. Sauf qu’aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, l’impact de ces ‘faits alternatifs’ est beaucoup plus fort. Les algorithmes de YouTube par exemple, redirigent les gens continuellement vers le même type de vidéos, ce qui contribue à les renforcer en permanence dans leur idéologie. Aux États-Unis, ceci concerne des millions d’évangéliques, qui représentent 25% de la population américaine», ajoute-t-il.
Karl Vaters pasteur de l’église pentecôtiste Cornerstone Christian Fellowship, à Fountain Valley, en Californie, est lui-même le témoin de ce phénomène au sein de sa propre communauté. À tel point qu’il envisage même d’en faire le sujet de son sermon de Pâques.
«Dans les années 70 et 80, de nombreuses théories du complot circulaient déjà dans les cercles chrétiens, pointant du doigt les athées, par exemple. Mais la grande différence, c’est que dans ces années-là, il n’y avait pas Internet. Aujourd’hui, ce phénomène des fausses nouvelles se trouve largement amplifié par le fait que l’on peut tout partager en un clic», souligne-t-il. «En tant que chrétiens, lorsque nous propageons de fausses nouvelles, nous contribuons à discréditer la foi chrétienne et son exigence absolue de vérité. Jésus n’a-t-il pas dit: vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres?», interroge-t-il.
Selon Randall Stephens – et comme en témoigne la réaction du pasteur Karl Vaters – cet intérêt pour les «faits alternatifs» ne touche pas pour autant tous les évangéliques, qui sont loin de constituer un bloc monolithique.
«Il y a une vraie division générationnelle chez ces croyants», estime l’historien. «Les jeunes de la génération Y, sensibles au mouvement de l’Église émergente [ndlr: une vision postmoderne du christianisme évangélique], n’adhèrent pas forcément aux mêmes idées que leurs parents. Ils sont souvent beaucoup plus ouverts sur la question de l’homosexualité et n’ont pas de problème avec la théorie de l’évolution». Cela les rend moins enclins à rejeter les croyances majoritaires qui fondent la société américaine et donc moins avides de «vérités alternatives».
Les évangéliques peu ou mal représentés dans les médias traditionnels
Pour Debra Mason, professeure à l’École de Journalisme de l’université du Missouri et directrice de son Centre sur la religion et les professions, l’intérêt que les évangéliques manifestent pour des sites comme Breitbart, témoigne de leur mécontentement vis-à-vis du traitement médiatique qui leur est réservé dans les médias traditionnels.
«Les évangéliques reprochent souvent aux journalistes de dresser un portrait négatif des évangéliques, qui ne correspond pas à la réalité du terrain ou bien qui se révèle très caricatural», dit-elle.
L’une des raisons de ce traitement approximatif est lié au fait que les évangéliques sont eux-mêmes très peu représentés professionnellement dans les médias traditionnels. «Un quart des Américains aux États-Unis sont des évangéliques. Mais dans les salles de rédaction traditionnelles, ils ne représentent que 5% du total des journalistes qui y travaillent», souligne Debra Mason.
Selon elle, les journalistes américains ont encore de nombreux progrès à faire dans le traitement des questions de religion. «Dans les grands médias traditionnels, il est souvent difficile pour les journalistes d’arriver à exprimer toutes les nuances propres aux questions religieuses, car nous travaillons souvent dans l’urgence. Mais lorsque les médias se donnent la peine d’investir dans des journalistes spécialisés, la couverture des questions religieuses s’en trouve considérablement améliorée. Et cela peut vraiment aider à réparer le lien de confiance entre croyants et professionnels des médias.