Sur Change.org, un site Web qui héberge des pétitions en ligne, la mémoire du prêtre catholique et historien Lionel Groulx (1878-1967) est, depuis le début de la saison estivale, au cœur d’une vive polémique.
Le 16 juin, le Montréalais Naveed Hussain a déposé une pétition pour que la station de métro Lionel-Groulx soit renommée station Oscar-Peterson. Le pianiste et compositeur de jazz Oscar Peterson (1925-2007) a grandi dans la Petite-Bourgogne, le quartier montréalais où se trouve l’actuelle station Lionel-Groulx.
«Oscar Peterson est un musicien lauréat d’un Grammy Award à huit reprises, connu pour être un virtuose de la communauté internationale du jazz. Il est considéré comme l’un des plus grands pianistes de jazz de notre temps avec une carrière qui a duré plus de 60 ans», écrit Naveed Hussain.
Renommer la station Lionel-Groulx «permettrait à Montréal de célébrer l’héritage d’un homme qui a fièrement représenté notre ville sur la scène internationale». Cela offre aussi à Montréal une occasion en or de «célébrer la belle diversité culturelle et la représentation que les Montréalais noirs lui apportent».
Attention, prévient toutefois le promoteur de cette pétition en ligne, son but n’est pas «de minimiser l’impact qu’a eu Lionel Groulx». Il souhaite plutôt que soit reconnu «à sa juste valeur l’apport de ce grand artiste montréalais qui a su et qui continue encore de nous rassembler tous, citoyens de la ville de Montréal, autour de sa musique. À lui seul, Oscar Peterson incarne l’image de la grande métropole vibrante, multiculturelle et ouverte sur le monde que la ville veut projeter».
La pétition de M. Hussain a connu un regain de popularité plus tôt cette semaine lorsque le New York Times lui a consacré un long article intitulé Should Montreal Subway Honor Polarizing Priest or Jazz Genius? (Le métro de Montréal doit-il honorer un prêtre polarisant ou un génie du jazz ?)
Près de 25 000 signatures
Au moment d’écrire ces lignes, plus de 24 000 personnes demandaient le changement du nom de la station de métro la plus importante du Sud-Ouest de Montréal.
Si Naveed Hussain maintient qu’il n’a rien contre la figure ou la pensée de Lionel Groulx, ce n’est pas le cas de plusieurs signataires qui ont n’ont pas hésité à attaquer la mémoire du prêtre-historien dans leurs commentaires. «L’héritage de Lionel Groulx est ancré dans le racisme et la xénophobie alors que M. Peterson est un éternel de l’art musical», écrit un signataire. «Il était pro-nazi et antisémite, un personnage perfide qui n’aurait jamais dû être honoré», écrit une autre.
«Il n’a jamais été question de rejeter l’importance et la pertinence de Lionel Groulx pour l’identité des Québécois», répète Naveed Hussain.
Ce musulman né au Québec, qui dit avoir beaucoup appris «sur la gentillesse et l’amour du christianisme» durant ses études au sein d’écoles catholiques, connaît bien «l’histoire et la lutte de la nation québécoise». Lors d’une entrevue en ligne, il confie qu’il «admire la force et la volonté de surmonter l’oppression sous toutes ses formes, ce que font les Québécois depuis trois siècles».
Contre-pétition
Dix jours après le lancement de cette pétition, une contre-pétition a vu le jour sur Change.org. Son initiateur, Vincent Filteau, considère que «l’effacement du nom de Lionel Groulx de la carte du métro de Montréal représente un consentement à l’amnésie et à une refonte de notre passé qui n’a aucune raison d’être».
«Nous ne nous opposons pas à la candidature du nom d’Oscar Peterson pour une nouvelle station de métro à Montréal», précise-t-il. «Nous souhaitons tout simplement que la contribution intellectuelle et la mémoire de Lionel Groulx soient honorées à leur juste valeur. Elles ne méritent certainement pas de disparaître de cette manière. Pour cette raison, nous considérons que le nom de la station Lionel-Groulx doit demeurer.»
Un peu plus de 12 300 ont à ce jour signé cette contre-pétition.
Myopie
L’historien Norman Cornett, qui a notamment été professeur de sciences des religions à l’Université McGill et qui a rédigé sa thèse de doctorat sur la théologie de Lionel Groulx, regrette «cette vague ou cette mode qui devient une forme d’inquisition, où l’on fait le procès du passé avec nos valeurs, notre point de vue, notre mentalité».
«On a bien raison d’établir la présence de la communauté noire à Montréal» et de reconnaître un de ses plus illustres représentants, dit le professeur. «La présence de cette communauté fait partie intégrante de notre histoire.»
«Mais doit-on effacer l’histoire pour être à la mode?», demande-t-il. «On court alors le danger de devenir myopes. On ne voit plus qu’à courte distance.»
Pour Norman Cornett, «peu importe notre regard sur Lionel Groulx, il n’y a aucun moyen de comprendre l’évolution de l’historiographie canadienne sans passer par lui». L’auteur de La naissance d’une race et de Notre maître, le passé est une pierre de touche dans cette discipline qu’est l’histoire du Canada, du Canada-français, du Québec», dit-il.
Changer le nom d’une rue, d’un parc ou d’une station de métro n’est pas un geste banal parce que le but de la toponymie, «c’est d’établir des points de repère». Et c’est précisément ce que cet Américain d’origine observe à Montréal, sa ville d’adoption. «Les autorités donnent ici des points de repère tant aux citoyens qu’aux visiteurs.»
«Si on veut avoir des balises dans la société québécoise en 2020, il faut nous référer à Lionel Groulx. C’est un point d’ancrage. Une société, un peuple, une culture ont besoin de points d’ancrage», dit-il.
Réticent à changer les noms des rues ou des institutions, l’historien des religions Norman Cornett plaide plutôt pour un «équilibre entre l’actualité et l’histoire», une synergie plutôt qu’un affrontement afin de «rendre justice à toutes les facettes de Montréal».
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