Les Éditions du Boréal viennent de publier trente-cinq lettres que le frère Marie-Victorin a acheminées, durant dix ans, à l’une de ses collègues à l’Institut botanique de l’Université de Montréal, dont il était le directeur, une jeune femme de 22 ans sa cadette.
Le religieux, alors le membre le plus en vue de l’Institut des Frères des écoles chrétiennes du Québec, discutait avec la naturaliste et bibliothécaire Marcelle Gauvreau, de leurs recherches respectives sur la sexualité humaine.
Ces lettres dites «biologiques», qui s’échelonnent de décembre 1933 à 1944, année du décès du botaniste, «contiennent ses réflexions et enquêtes sur la sexualité, expériences et connaissances qu’il n’a partagées qu’avec elle, la morale dominante de l’époque rendant impensable la discussion publique sur le sujet», reconnaît l’historien des sciences Yves Gingras qui a eu accès à cette correspondance demeurée longtemps secrète et qu’il a patiemment examinée puis retranscrite.
Morale personnelle «avant-gardiste»
«Les échanges entre Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau sont des conversations entre deux personnes adultes et profondément croyantes qui se sont donné une morale personnelle avant-gardiste pour leur époque et avec laquelle ils ont été à l’aise toute leur vie», stipule le chercheur qui a déjà colligé d’autres écrits du frère Marie-Victorin, notamment ses lettres et ses articles – «progressistes, virulents même», dit-il – publiés dans les journaux montréalais.
«Rien de ce qui est humain n’est interdit à la curiosité scientifique», a fait inscrire Yves Gingras sur la toute première page de Lettres biologiques. Cette citation du frère, «c’est la phrase-clé pour comprendre son esprit, c’est celle qui résume tout Marie-Victorin», dit-il.
Et c’est précisément ce que démontrent le contenu des lettres rédigées à l’intention de sa confidente, elle aussi une scientifique. Il y est longuement question de l’anatomie de l’homme et de la femme, des relations sexuelles et des changements psycho-physiologiques que le désir et les caresses entraînent chez les membres d’un couple.
Le frère Marie-Victorin traite de notions et utilise des mots qu’aucun livre ou qu’aucune institution n’évoque aussi directement à son époque. Si le mot Dieu apparaît 104 fois dans ses lettres, les termes orgasme, pénis et vagin sont mentionnés respectivement 100, 94 et 114 fois dans cette correspondance avec Marcelle Gauvreau.
Des termes inadmissibles sous la plume d’un religieux?
«Voyons donc. Marie-Victorin n’utilise aucun mot vulgaire, il emploie des mots de la biologie. Il appelle les choses par leur nom. Une pomme, c’est une pomme, un sein, c’est un sein, un clitoris, c’est un clitoris», s’exclame Yves Gingras. «La nature, cela inclut la sexualité. Point barre!»
«Pour un fervent catholique comme Marie-Victorin», ajoute-t-il, «le sujet ne pouvait pas être tabou, car la sexualité est aussi une œuvre divine, l’homme et la femme ayant non seulement une âme mais aussi un corps.» Le religieux écrit d’ailleurs à Marcelle Gauvreau, le 25 novembre 1941, «en la Sainte-Catherine» que «la sphère sexuelle, que nous le voulions ou non, joue un rôle de premier plan» dans leur vie. Les gens mariés «ont souvent l’air de croire que ce terrain est à eux, et à eux seuls. Quelle erreur! Pour vous, pour moi, ce sont là des réalités de premier plan», répète-t-il.
Les objectifs de l’ouvrage
En rendant publiques ces lettres, Yves Gingras, professeur au département d’histoire de l’UQÀM, poursuit deux objectifs, explique-t-il dans sa présentation des Lettres biologiques. Il souhaite que leur contenu contribue à l’histoire de la sexualité au Québec, un «domaine encore en friche». Il veut mieux comprendre les «contraintes de la vie religieuse», là aussi un domaine rarement étudié avant la crise des vocations qu’a connue le Québec des années 1960 et 1970.
Les lettres de Marie-Victorin sont toutefois peu loquaces sur ces contraintes. «Il semble qu’il y a des cas, des hommes pour qui la chasteté ou, si vous aimez mieux, le célibat, est impossible. J’en ai connu des cas pathétiques dans les communautés», confie-t-il à sa confidente en 1937. Il est aussi clair que le vœu de chasteté qu’il a prononcé lors de son entrée en communauté l’a fait souffrir.
«Marie-Victorin porte sa chasteté comme un vase de porcelaine», observe Yves Gingras qui raconte qu’il a discuté du mariage des prêtres avec son ami l’abbé Henri Breuil, premier spécialiste à avoir visité la Grotte de Lascaux. «Breuil croit que la discipline ecclésiastique changera sur cet article et que l’on finira par conserver une porte de sortie pour ceux à qui la chasteté devient intolérable», écrira-t-il en 1929.
Un géant
Dans l’Église mais aussi dans la société, le frère Marie-Victorin mérite d’être mieux connu et surtout d’être reconnu comme un avant-gardiste et un progressiste, estime le chercheur. «Dans l’entre-deux-guerres, sur le plan intellectuel, il y a ici un géant. Il se nomme Marie-Victorin. Tous ceux qui sont près de lui le répètent: Marie-Victorin, c’est la locomotive qui fait avancer le Québec.»
Jusqu’à son décès accidentel, en juillet 1944, le religieux épouse l’idée d’un «nationalisme progressiste», dit Yves Gingras qui cite, sans aucune hésitation, une longue tirade prononcée par le frère Marie-Victorin en 1926.
«Parce que nous avons résolu une bonne fois d’être nous-mêmes dans un pays qui est le nôtre; parce que nous avons résolu de ne pas accepter, sans les soupeser au préalable, des propagandistes qui n’ont rien à voir avec la France scientifique; parce que nous récusons le rôle de nègres blancs et que nous réclamons le droit de choisir nos maîtres et de déterminer nous-mêmes nos admirations; parce que nous avons osé toutes ces choses terrifiantes, on nous a taxés de francophobie, et l’on a ameuté contre nous des gens qui devraient être nos amis.»
«Voyez, il a utilisé l’expression ‘nègres blancs’ quarante ans avant Pierre Vallières», s’exclame l’historien qui propose aussitôt un autre exemple afin de démontrer combien l’homme est aussi en avance sur le plan religieux.
«L’Église, comme institution, avance à la vitesse de la tectonique des plaques. Ça bouge, il n’y a pas de doute. Mais ça ne bouge pas vite.» Yves Gingras rappelle qu’en 1996, le pape Jean-Paul II a affirmé que «l’évolution est plus qu’une hypothèse». Pourtant, dès 1926, le frère Marie-Victorin, au lendemain de ce qu’on a appelé «le procès du Singe» où un professeur de biologie a été condamné à une amende pour avoir enseigné la théorie de l’évolution, ne concevait tout simplement pas qu’on puisse être contre cette notion. «La biologie ne fait pas de sens sans la théorie de l’évolution», estimait Marie-Victorin.
Comment expliquer la liberté dont jouit le frère Marie-Victorin chez les Frères des écoles chrétiennes? «C’est, je dois l’avouer, un mystère», dit le chercheur. «L’explication tient sans doute à la grande renommée de Marie-Victorin. On lui laisse autant de liberté, même si certains grognent, car on sait que sa renommée rejaillit sur les frères.»
Frère Marie-Victorin
Lettres biologiques
Recherches sur la sexualité humaine
Présentées par Yves Gingras
Éditions du Boréal, 2018, 280 pages
29,95 $