Son échelle d’appréciation artistique est encore utilisée aujourd’hui et demeure la principale référence en la matière au Québec. Il y a 50 ans, un prêtre cinéphile, le sulpicien Robert Claude Bérubé, mettait en place un système de classement qui allait changer l’univers du cinéma dans la province.
Avant 1968, les films étaient évalués par le Centre catholique national des techniques de diffusion, puis par l’Office des communications sociales (OCS), connu sous le nom Communications et Société depuis 1999. On évaluait les films en fonction de leur moralité. L’échelle offrait six possibilités, de «tous» à «à proscrire».
C’était l’époque des ciné-clubs et plusieurs films étaient projetés dans des salles paroissiales. Mais dans le foisonnement des années 60, les cotes morales sont progressivement devenues «contreproductives», explique Martin Bilodeau, directeur général de Communications et Société: «Les films à proscrire devenaient trop tentants.»
Parmi ceux-ci, on retrouvait certes des films érotiques, mais aussi des œuvres qui mettaient en valeur une morale jugée trop avant-gardiste pour l’Église et la société. Présenter des femmes divorcées émancipées pouvait ainsi se valoir la mention «à proscrire».
Ces classements influençaient ce qui était présenté dans les salles paroissiales, mais n’avaient pas force de loi. «C’est le gouvernement qui faisait de la censure, pas l’Église ou le clergé», précise M. Bilodeau, qui rappelle que l’actuelle Régie du cinéma – qui indique à quel groupe d’âge ou quel public s’adresse les films – est l’évolution du Bureau de la censure.
«On attendait de ceux qui étaient appelés à porter des jugements sur les films qu’ils soient avant tout des connaisseurs du cinéma», rappelait Mgr Lucien Labelle, qui était directeur général de l’Office des communications sociales en 1968.
Un nouveau système
M. Bérubé, qui dirigeait à l’époque le Service Information-Cinéma de l’OCS, a alors imaginé un système d’appréciation selon sept cotes artistiques, de chef-d’œuvre (1) à minable (7). Cette échelle est reproduite sans interruption, depuis sa création, dans un grand nombre de médias québécois, dont le TV Hebdo. C’est en grande partie grâce à la presse qu’elle a acquis sa vaste reconnaissance.
Les cotes sont aujourd’hui attribuées par Médiafilm, l’agence de presse cinématographique de Communications et Société. Martin Bilodeau en est également le rédacteur en chef.
«Une personne de notre équipe qui compte une douzaine de spécialistes prépare la fiche et fait une suggestion de cote. La moitié du temps, c’est accepté, car il y a un consensus critique. Mais on tient compte des autres critiques, car on doit repérer quand on est à contre-courant. On peut l’être, mais il faut qu’on le soit pour les bonnes raisons. Par exemple, au Québec, la critique peut être très complaisante. Donc on essaye de prendre un peu de recul», explique-t-il.
Fait inusité, plus personne ne se rappelle pourquoi l’échelle comporte sept échelons. Médiafilm aime y voir une référence au 7e art, mais la raison exacte s’est perdue. M. Bérubé, décédé en 1991, a peut-être tout simplement couché des mots sur papier, sans se préoccuper de leur nombre.
Réévaluer les flms des années plus tard
Autre particularité du système de Médiafilm, c’est la réévaluation des films. Jamais une nouveauté ne se voit attribuer la mention chef-d’œuvre (1) dès le début. Après quelques années, Médiafilm réévalue les films, le plus souvent ceux qui avaient obtenu la note Remarquable (2) à leur sortie. L’équipe s’apprête par exemple à réévaluer les deux films «remarquables» de 1998: Saving Private Ryan et The Thin Red Line, deux œuvres sur la Deuxième Guerre mondiale.
Pourquoi réévaluer les films? Pour rendre compte le plus fidèlement possible de la place qu’un long métrage occupe dans l’histoire du cinéma, dans le développement d’un genre, ou dans la filmographie de son auteur, fait valoir l’agence de presse.
«En 1969, Robert Claude Bérubé avait coté Il était une fois dans l’Ouest Bon (4). Aujourd’hui, il est coté Chef-d’œuvre (1). Pour ce film-là, il était passé à côté, comme bien du monde à l’époque», illustre M. Bilodeau.
Médiafilm compte actuellement 153 films classés Chef-d’œuvre (1). Ceux-ci se démarquent par le fait qu’ils sont pionniers, phares et marquants. Tous ont fait l’objet de réévaluations avant d’obtenir cette cote. Et parfois de débats animés au sein de l’équipe.
«Quand on est divisé, on y va avec la moyenne. Mais on va aussi chercher ce qui s’est dit, ce qui s’est écrit ailleurs. Si possible, nous adoptons une position médiane. Et si ce n’est pas possible, nous prenons parti », explique le rédacteur en chef.
«Ainsi, quand Pulp Fiction est passé à (1), on a entendu une explosion de joie. C’est un grand film populaire et les gens ont généralement tripé. Même si ce ne sont pas des cinéphiles pointus, ça les rejoint, ça valide leur culture. Même chose pour Fargo. Le dernier qu’on a passé à (1), Breaking the Waves, de Lars von Trier, a fait l’objet d’un gros débat interne», dit-il.
Le Web bouscule le monde de la critique
Depuis quelques années, Médiafilm doit composer avec le développement d’une nouvelle manière de parler cinéma et d’évaluer les films. Les blogues et YouTube de ce monde bousculent un univers autrefois réservé à des critiques formés. L’agence sera-t-elle mise au chômage par les agrégateurs de la trempe de Metacritic, RottenTomatoes et AlloCiné?
«Les agrégateurs font en sorte que les gens lisent moins. Mais ils sont utiles pour nous car ils permettent d’avoir accès à une grande variété de critiques pour un film», nuance M. Bilodeau. «Ils remplacent toutefois l’importance des individus ou des médias qui les diffusaient et qui avaient leur crédibilité.»
Ce qui lui fait dire que le travail de critique n’a plus l’impact qu’il avait autrefois. Une situation qu’il attribue au développement du marketing qui prend «énormément» de place dans la commercialisation des films et qui mise notamment sur les fameux influenceurs du Web et des réseaux sociaux. Un blogueur ou un youtubeur n’est pas nécessairement un critique aguerri, mais le lecteur peut finir par les confondre.
La perte de terrain du cinéma d’auteur affecte aussi le rôle traditionnel du critique. «Sans lever le nez sur le cinéma populaire, une partie de notre mission consiste à faire la promotion du cinéma d’auteur, avec une intention artistique, avec l’expression de quelque chose autre que l’envie de faire vendre des billets à tout prix», confirme M. Bilodeau.
Médiafilm demeure le premier producteur de contenu en français sur le cinéma en Amérique du Nord. Sa base de données contient les fiches de plus de 74 000 films. Depuis dix ans, son activité CinÉcole propose des initiations au cinéma de qualité en organisant des projections pour les élèves du secondaire.
L’échelle de Médiafilm
(1) Chef-d’œuvre. Ex: 2001: L’Odyssée de l’espace (1968)
(2) Remarquable. Ex: Le Déclin de l’empire américain (1986)
(3) Très bon. Ex: Star Wars (1977)
(4) Bon. Ex: Intouchables (2011)
(5) Moyen. Ex: Le Gendarme de Saint-Tropez (1964)
(6) Pauvre. Ex: Delta Force (1986)
(7) Minable. Ex: La Petite Aurore, l’enfant martyre (1952)
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