Le catholicisme romain serait-il en train de craqueler sous les faillites de sa structure interne? L’Église catholique pourrait bien se trouver à un moment décisif son histoire, croient Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel, deux éminents sociologues des religions français. Pour survivre dans nos sociétés occidentales sécularisées, l’institution devra se réformer, avisent-ils.
Dans une série d’entretiens publiés récemment aux éditions Seuil dans le livre Vers l’implosion? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, les deux sociologues analysent les facteurs qui mettent l’institution en porte-à-faux face au monde contemporain. Ils réfléchissent aussi à des pistes d’avenir pour une profonde réforme: désacraliser le corps du prêtre, intégrer les femmes au sein du corps clérical, abandonner une posture patriarcale et conquérante, etc. Mais l’Église est-elle prête à se transformer? Présence s’est entretenu avec la sociologue et autrice Danièle Hervieu-Léger.
Le titre de votre dernier livre Vers l’implosion? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme évoque l’avenir de l’Église catholique. Comment concevez-vous cette implosion?
Danièle Hervieu-Léger (DHL) — Ma conviction, c’est que l’Église catholique est menacée d’implosion par dislocation de sa structure interne. C’est un diagnostic pessimiste que le livre assume, et qui concerne la France, les pays de l’Europe de l’Ouest, le Canada, les États-Unis — avec certaines différences — et certains pays d’Amérique latine. C’est un constat de crise extrêmement grave qui implique que l’institution doit se refonder elle-même pour surmonter ce cap.
Pourquoi en est-on arrivés là? Cela est la conséquence de l’épuisement de la structure que l’Église a mise en place au Concile de Trente (1545-1563) pour résister à la Réforme, et qu’elle a renforcée au 19e siècle pour contrer les effets de la Révolution française, puis la modernité et l’avènement du libéralisme moderne.
Ce «système romain» a permis à l’Église de surmonter ces grandes crises en renforçant sa doctrine et son système disciplinaire. Il est aujourd’hui devenu un boulet qui la conduit à l’implosion. L’Église est malade d’un système de pouvoir clérical et d’un rapport territorialisé au monde à travers la paroisse, qu’elle ne peut plus gérer aujourd’hui dans les sociétés occidentales sécularisées.
Les révélations sur l’ampleur des abus sexuels en son sein ont grandement secoué l’Église. Comment devrait-elle aborder cette crise?
DHL — La crise des abus sexuels est d’abord liée à une dérive du pouvoir clérical. Il ne faut pas oublier que les abus sexuels sont toujours des abus de pouvoir et des abus spirituels.
Le système romain est organisé autour de la sacralité du prêtre, «appelé» par Dieu et que son célibat distingue de tous les autres baptisés. En alignant la condition du prêtre sur celle du moine qui fait vœu de chasteté, la réforme grégorienne (1073-1085) a redéfini la vocation du prêtre. Il n’est plus seulement au service de la communauté: il répond à un appel de Dieu qui le «met à part» pour remplir une mission d’essence divine. Ce surinvestissement sacral de la figure du prêtre est une source possible d’abus de pouvoir.
Maintenant que ces abus sont sur la place publique, l’institution est obligée de s’interroger sur les racines profondes du cléricalisme et sur les moyens de redéfinir la place du prêtre dans les communautés.
L’Église est-elle en train de réaliser le virage ou les transformations nécessaires à sa survie?
DHL — L’Église est au stade de l’examen de conscience, mais pour l’instant, cela n’a débouché sur aucune réforme fondamentale. La seule façon de déverrouiller le système clérical, c’est de donner accès aux femmes au sacerdoce. Non pas pour les faire entrer dans ce régime sacral, mais pour en déconstruire la logique profonde.
La construction sacrale du prêtre est directement corrélée à l’exclusion des femmes. À travers cette mise à part du prêtre mâle et célibataire, on a réintroduit dans le christianisme la séparation du pur et de l’impur que l’Évangile met pourtant fortement en cause.
Cette séparation place les femmes du côté de l’impureté: elles ont leurs règles, elles sont enceintes, elles sont enracinées dans la nature d’une façon qui les exclut de la compétence sacrale réservée aux hommes.
Envisager l’accès des femmes au sacerdoce, ce n’est pas pour faire basculer les femmes du côté du sacré, mais c’est déconstruire la figure sacrée du prêtre. On rentre alors dans une logique de partage égalitaire des tâches au service de la communauté, qui redéfinit radicalement la fonction sacerdotale. Tant que la question de l’accès égal des femmes au sacerdoce ne sera pas posée, on peut penser que rien ne bougera vraiment du côté du système clérical.
Cette intégration des femmes au sacerdoce est-elle possible?
DHL — Dans d’autres Églises, comme l’Église anglicane, l’ordination des femmes a d’abord ébranlé les esprits, mais les habitudes se sont prises et elle est devenue une évidence.
Ce qui est très difficile, c’est de redéfinir théologiquement la fonction et le statut du prêtre comme service de la communauté. Si l’Église romaine s’engage dans cette voie, elle met à bas le système de pouvoir qui la définit et dont elle a fait l’armature de sa propre constitution ecclésiologique. Il n’est pas acquis qu’elle en soit capable.
Or, si le problème n’est pas réglé par une réforme, il va se poser à travers l’épuisement du corps clérical. On n’aura bientôt plus de prêtres et il faudra bien aborder le problème! Au moment du synode sur l’Amazonie en 2020, on a pensé que l’ordination des hommes mariés pourrait être une première ouverture dans cette voie. Il n’en a rien été finalement.
Les années 1960-1970 ont, selon vous, mené à une véritable mutation du modèle familial ayant mené à «l’exculturation» de l’Église. En quoi consiste cette «exculturation»?
DHL —L’exculturation est une donnée contextuelle de l’implosion. J’ai introduit ce néologisme pour désigner une étape récente du processus de disqualification sociale qui affecte l’Église depuis qu’elle a été percutée, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, par l’avènement de la modernité politique.
La première étape de ce processus, c’est celle de l’affirmation de l’autonomie du sujet citoyen qui est la grande rupture de la Révolution française. L’affirmation selon laquelle le sujet citoyen a la capacité autonome de définir, avec d’autres sujets citoyens, le sens de sa propre histoire a constitué une mise en question radicale de la prétention de la religion à régir le monde social. Si la loi émane du corps citoyen, elle ne descend plus du ciel, et le choix de croire ou de ne pas croire devient une option privée.
Au XIXe siècle, l’Église en France est ainsi expulsée de la vie politique, elle est refoulée dans l’espace privé et dans cet espace, l’Église investit massivement le champ familial. Elle fait de la famille le soubassement de son intervention sociale. C’est à ce moment, en particulier, que le contrôle de la vie sexuelle des fidèles (qui ne doivent en aucun cas recourir à la contraception) devient son obsession principale.
La notion d’exculturation renvoie à une conjoncture spécifique qui intervient plus tard, lors des années 1960-1970, qui sont celles de la «révolution de l’individu»: ce grand mouvement culturel par lequel les individus revendiquent, au-delà de l’autonomie politique, leur autonomie personnelle dans la gestion de leur vie morale, intime, etc. C’est un moment extrêmement important dans lequel toute une articulation du monde social se transforme, en particulier en raison du changement radical que constitue la maîtrise par les femmes de leur fécondité. Le modèle vertical de la famille conjugale construit au XIXe – où le père est roi et a toute l’autorité sur la femme et les enfants, où le divorce est interdit, où le chef de famille détient tout le pouvoir économique et symbolique – s’effondre, en lien avec les changements du statut de la femme et les redéfinitions du droit de la famille. L’Église, qui avait sacralisé le modèle de la famille verticale, se trouve en porte à faux par l’avènement de la famille horizontale, dans laquelle priment les relations entre individus autonomes.
Comment réformer l’Église face à cette «exculturation»?
DHL —L’Église doit accepter d’abandonner l’idée de la reconquête chrétienne de la société, et abandonner la vision territoriale qu’elle a donné, dès que le christianisme est devenu religion d’État sous Constantin, à sa mission de porter la bonne nouvelle aux extrémités de la terre. Les grandes vagues missionnaires sont très représentatives de cette vision impériale et territoriale, et le Canada en offre un extraordinaire exemple. En perdant le pouvoir politique dans les sociétés démocratiques modernes, cette vision impériale est tombée, mais quelque part, cet imaginaire territorial de la présence physique du catholicisme dans la société continue de la hanter.
En voici une démonstration: en France, il y a beaucoup d’églises, mais très peu de prêtres en état de les desservir. Dans tous les diocèses, on crée des «secteurs paroissiaux» de plus en plus vastes, on tire sur le maillage paroissial jusqu’à le faire craquer, pour préserver le rêve que l’Église est partout présente sur le territoire. Les malheureux prêtres qui sont encore en service vivent dans leur voiture pour faire des kilomètres et aller célébrer la messe ou donner les sacrements.
La première condition afin que l’Église change de monde, c’est d’une part qu’elle abandonne la vision patriarcale, hiérarchique et exclusive du prêtre mâle et célibataire et, d’autre part, qu’elle abandonne cette vision territoriale et impériale de sa présence au monde. Mais on en est très loin.
L’Église doit sortir la tête du sable et accepter d’être une minorité parmi d’autres dans un monde pluraliste. Les minorités religieuses peuvent faire vivre une tradition et une filiation spirituelle, mais dans une condition diasporique qui les voue à renoncer à imposer leur foi et leurs normes à tous. Si quelque chose de vraiment nouveau se passe dans le catholicisme en Occident, ce sera probablement à travers l’émergence d’une Église diasporique, faite de petites communautés affinitaires, mobiles, avec des orientations très différentes, et qui tenteront de garder le lien entre elles sous une forme fédérative. Pour l’Église catholique, c’est une véritable révolution culturelle et un changement de paradigme institutionnel auquel elle est encore loin de se préparer.
La pandémie a cependant permis de faire, en grandeur réelle, une sorte d’expérience diasporique. Les fidèles ne pouvaient plus se rassembler dans les églises. Ils ont inventé des formes de partage religieux par petits groupes, à domicile, mais aussi à travers les réseaux sociaux. Une créativité que l’on n’attendait pas s’est manifestée à cette occasion.
Votre analyse concerne principalement l’Église catholique en France. À quel point ces différents constats peuvent être lus au Québec?
DHL —Les grandes lignes de l’analyse sont les mêmes en France et au Québec: la déconfiture du système clérical, la faillite de la vision territoriale et impériale de la mission, la nécessité d’une conversion diasporique, l’enjeu crucial de l’égalité des sexes et l’accès plein et entier des femmes au pouvoir religieux. Dans les pays où le monopole catholique a été extraordinairement puissant – c’est le cas au Québec comme en France – les tendances fortes sont très proches, selon moi.