L’Église bolivienne est présentement secouée par une crise engendrée par la publication d’extraits du journal secret d’un jésuite espagnol et le témoignage accablant de certaines de ses victimes. C’est le quotidien espagnol El País qui a révélé l’affaire le 29 avril 2023. La crise est telle que le pape François vient de dépêcher en Bolivie le prêtre espagnol Jordi Bertomeu, le même expert qui a enquêté sur le fondateur des Légionnaires du Christ, Marcial Maciel, ainsi que sur l’affaire Karadima, au Chili.
L’autobiographie du jésuite devait rester secrète. Ce n’est que par un accident de parcours et, aussi et surtout, grâce au courage et sens moral du neveu de ce jésuite, qu’elle plonge aujourd’hui l’Église bolivienne en crise.
Résumons les faits. Fin août 2009, le jésuite Alfonso Pedrajas, qui va bientôt mourir du cancer, voyage en automobile avec son partenaire sexuel. «Tu dois me promettre, lui dit-il, que c’est toi seul qui va récupérer mon ordinateur personnel.»
Quelques jours plus tard, celui qui est connu en Bolivie sous le surnom de padre Pica s’éteint. Son partenaire récupère son portable. Arrivé à la maison, il l’ouvre avec le mot de passe que lui seul possède, découvre le journal autobiographique d’Alfonso Pedrajas et le copie sur un DVD. À ses funérailles, il rencontre le frère de padre Pica, venu d’Espagne afin de récupérer les avoirs de ce dernier. Il lui remet l’ordinateur. Quelques semaines plus tard, il lui fait aussi parvenir le DVD. Un membre de la famille imprime l’autobiographie et l’entrepose, avec d’autres souvenirs de padre Pica, dans le grenier de la maison familiale à Madrid.
En décembre 2021, soit douze ans plus tard, Fernando, le neveu d’Alfonso Pedrajas, est en train de faire le ménage dans le grenier de cette maison lorsqu’il aperçoit une boîte sur laquelle il est écrit Pica. À l’intérieur, il découvre l’autobiographie de son oncle. Lorsqu’il commence à lire la vie de celui dont il s’est toujours senti proche – c’est Pica qui lui avait enseigné, plus jeune, à jouer de la guitare -, Fernando est impressionné. Son oncle raconte qu’il veut être un bon prêtre et aider les plus pauvres. Il explique qu’il parcourt des centaines de kilomètres en Bolivie afin de célébrer la messe pour les marginalisés.
Des passages, cités ici, bouleversent toutefois Fernando.
«Mon plus grand échec personnel, c’est d’avoir abusé sexuellement d’environ 85 mineurs. Mes confrères dans l’Église – les sept supérieurs que j’ai eus et une douzaine d’autres prêtres – m’ont toujours protégé en occultant mes ‘péchés’ et les dénonciations contre moi. Cependant, j’ai de plus en plus peur que la chose n’éclate sur la place publique, surtout à la suite de l’enquête fortement médiatisée du Boston Globe en 2001.»
«Je dois absolument faire quelque chose pour toutes ces personnes», se dit alors Fernando, profondément ému. «Les victimes doivent au moins obtenir justice et indemnisation»
Il envoie d’abord un courriel aux membres de sa famille avec une copie de l’autobiographie. Il est très déçu par leur réaction. «Je peux compter sur les doigts d’une main les réponses que j’ai reçues. On préfère ignorer la chose.»
Fernando fonce donc seul dans le tas. Il informe l’actuel directeur de l’école de Cochabamba où la plupart des abus ont eu lieu. Devant le refus de ce dernier de s’impliquer dans l’affaire, il se tourne vers les autorités judiciaires d’Espagne. «À cause du délai de prescription, nous ne pouvons rien faire», lui répond-on. Il décide de porter plainte à l’archevêché de Madrid. Il s’y rend cinq fois, sans même arriver à savoir à qui il doit remettre l’autobiographie. Et même s’il laisse son adresse personnelle, son numéro de téléphone et son adresse électronique, l’archevêché ne donne aucun signe de vie. Il s’adresse enfin à l’ancien provincial des jésuites en Bolivie, Osvaldo Chirveches, la personne chargée d’enquêter sur les abus dans l’ordre. Ce dernier affirme que les jésuites n’ont reçu qu’une seule plainte au sujet de leur confrère Pedrajas, qu’une enquête canonique a bien été ouverte, mais que celle-ci ne peut avancer à moins que Fernando n’accepte de leur remettre l’autobiographie.
Craignant que les jésuites cherchent, comme ils l’avaient fait pendant des décennies, à étouffer l’affaire, Fernando refuse de leur envoyer le journal secret de son oncle. Il contacte plutôt la rédaction d’El País.
Parus à la une de ce quotidien réputé à la fin d’avril, les extraits de l’autobiographie du jésuite Alfonso Pedrajas provoquent un véritable tremblement de terre médiatique en Bolivie. Le procureur général du pays ouvre immédiatement une enquête alors que les jésuites, profondément humiliés, demandent publiquement pardon et, dans un geste sans précédent, démettent de leurs fonctions huit anciens hauts responsables qu’ils accusent de dissimulation. L’Église catholique de Bolivie, de son côté, demande pardon.
Le 6 mai, El País publie, de nouveau à la une, un autre article percutant. Il s’agit du témoignage de Pedro Lima, un ex-jésuite qui dit avoir été expulsé de l’ordre lorsqu’il a osé dénoncer les abus de mineurs que commettaient le padre Pica et deux autres jésuites.
En apprenant qu’on avait expulsé un jésuite afin de protéger des jésuites abuseurs, j’ai ressenti une profonde émotion de révolte.
Ovide Bastien
Professeur retraité (cégep Dawson), ex-membre du conseil d’administration de SUCO-CUSO, Ovide Bastien a notamment écrit Chili, le coup divin (Éditions du Jour, 1974) et Pourquoi? La crise des abus sexuels dans l’Église catholique (2020).
Références
> Julio Núñez, Diary of a pedophile priest, El País, 29 avril 2023
> Julio Núñez, Pedro Lima, exjesuita de Bolivia: “Me expulsaron de la orden cuando denuncié los abusos sexuales”, El País, 6 mai 2023 (sur abonnement)
> Bernard Hallet, Abus en Bolivie: le pape envoie un expert pour enquêter, Cath.ch, 24 mai 2023