La recherche exhaustive menée par le juge à la retraite André Denis dans les archives publiques et secrètes de neuf diocèses québécois révèle que 87 abuseurs, en majorité des prêtres, y ont sévi entre 1940 et 2021. Mais des acteurs du milieu disent que l’exercice comporte des angles morts.
Interrogé hier, le juge Denis n’a toutefois pas voulu indiquer combien d’abuseurs ont été identifiés pour chacun des diocèses dont il a minutieusement scruté les archives. Rendre publics ou non ces chiffres est la prérogative des évêques locaux, dit-il. Après tout, ce sont eux qui ont commandé ces enquêtes.
Questionné à ce sujet, un porte-parole du diocèse de Joliette a indiqué qu’il «avait été entendu, avec l’ensemble des évêques, qu’on ne divulguerait pas le nombre de personnes visées dans chaque diocèse». Idem pour le diocèse de Saint-Jean-Longueuil où on «se limite à rendre public ce qui est présent dans le communiqué» du mercredi 8 juin, un texte qui accompagnait le résumé du rapport statistique et qui est disponible dans les sites Web des diocèses concernés.
L’archevêque de Gatineau, Paul-André Durocher, lui, n’hésite pas à dévoiler le chiffre que le juge lui a remis. «Dans mon diocèse, cinq prêtres ont été identifiés. Et les cinq sont décédés», dit-il lors d’un entretien téléphonique. Pourquoi alors ne pas rendre public le rapport qu’il a reçu? «Parce que ce sont des rapports confidentiels. On n’a pas le droit, c’est dans la loi, de partager des informations qui sont dans les dossiers personnels.»
De son côté, l’archevêque de Montréal, Christian Lépine, celui-là même qui a confié de mandat de recherche au juge Denis en décembre 2020, n’a pas voulu indiquer combien de prêtres de son archidiocèse faisaient partie de la liste des 87 abuseurs identifiés par l’équipe d’enquête.
«Notre objectif était d’avoir un audit statistique commun, fusionné», dit-il. En ne divulguant pas les chiffres locaux, on favorise la discrétion, notamment envers les victimes. Il assure que chaque évêque connaît les noms des abuseurs identifiés. Il dit aussi le rapport du juge Denis a été remis aux personnes ou équipes diocésaines responsables de la prévention des abus contre les enfants et les personnes vulnérables. À Montréal, c’est l’ombudsman Marie Christine Kirouack qui a reçu le rapport préparé par le juge à la retraite.
Un pourcentage fiable?
L’avocat Alain Arsenault, dont le cabinet juridique mène des actions collectives contre quatre des neuf diocèses qui ont été examinés par le juge André Denis, s’est montré très surpris en apprenant que seulement 87 abuseurs ont pu être identifiés. Cela représente 1,28 % de tous les dossiers examinés, au nombre de 6809, a calculé le juge.
«1,28 %, c’est très peu quand on sait que les études les plus conservatrices sur le sujet avancent plutôt le chiffre de 7 %. Dans les études les plus récentes, c’est plutôt 10 %». Si, en 1960, l’archidiocèse comptait 2100 prêtres dans ses rangs, «alors faites le calcul», dit-il. Le chiffre, pour Montréal seulement, serait bien plus élevé que les 87 identifiés pour les neufs diocèses.
Dès qu’il a pris connaissances des conclusions du rapport Denis, Me Arsenault a compilé le nombre d’agresseurs mentionnés dans les actions collectives qu’il mène actuellement contre les diocèses de Joliette, Saint-Jean-Longueuil et Amos ainsi que contre l’archidiocèse de Montréal. Bien que ces recours n’aient toujours pas été autorisés, pas moins de 116 victimes s’y sont déjà inscrites. Ces victimes, aujourd’hui âgées, ont identifié 93 personnes, en majorité des prêtres, comme leurs agresseurs.
Ce qui embête aussi l’avocat montréalais, c’est cette remarque faite par le juge Denis sur le transfert des prêtres d’une paroisse à l’autre. «Comme j’avais accès à toutes les missions confiées par l’évêque à chacun de ses prêtres, je n’ai pu identifier quelque mouvement significatif de mutation systématique de prêtres d’une paroisse à une autre après la découverte d’un acte condamnable d’un membre du presbytérat», écrit le juge à la retraite de la Cour supérieure.
«Visiblement, il y a certaines choses que les archives n’ont pas révélées au juge Denis», dit Me Arsenault.
«On déménage l’abuseur et il recommence ailleurs. C’est ce qui est arrivé régulièrement entre 1940 et 1970», fait-il observer. «L’exemple le plus récent, n’est-ce pas l’abbé Brian Boucher?», demande-t-il. Les gestes de ce prêtre de l’archidiocèse de Montréal ainsi que les lacunes dans la gestion de son cas par les autorités diocésaines ont été dévoilés en novembre 2020 par la juge retraitée Pepita G. Capriolo.
L’avocat Alain Arsenault ne remet aucunement en question l’enquête menée par le juge Denis, loin de là. Il croit que son rapport est sans aucun doute fidèle à ce que contenaient les archives des diocèses. Mais en refusant de rendre publique son étude complète, il se demande si les évêques «n’ont pas perdu une autre occasion de faire une analyse rigoureuse des abus sexuels dans l’Église», en permettant d’entendre les victimes de prêtres ainsi que les avocats qui les défendent.
Au-delà d’un audit statistique «dont on ne connaît que trop peu de détails», il croit toujours qu’une commission d’enquête indépendante sur les abus sexuels dans l’Église serait nécessaire, «comme cela s’est fait en Australie, en France, en Allemagne et en Belgique».
Des dossiers incomplets?
Dans l’enquête statistique menée par le juge André Denis, «s’il n’y a rien dans le dossier d’un prêtre, c’est donc zéro», comprend Me Alain Arsenault à la lecture des résultats du rapport présenté hier. Les archives diocésaines sont donc incomplètes, estime-t-il.
L’archevêque Paul-André Durocher ne contestera pas le doute émis par l’avocat, tout simplement parce qu’«on ne sait pas si les dossiers sont complets».
«Je ne sais pas, moi, ce que Mgr [Paul-Émile] Charbonneau, dans les années 1960, conservait dans les dossiers des prêtres. Je n’ai aucun moyen de vérifier cela. Le juge Denis a vu les dossiers tels qu’ils sont présentement», dans leur intégralité, assure-t-il. (Mgr Charbonneau fut le tout premier évêque de Hull. Nommé en 1963, il a démissionné, pour raisons de santé, en 1973. Mgr Durocher, ex-évêque d’Alexandria-Cornwall, est le quatrième évêque et le deuxième archevêque de Gatineau.)
Si un de ses prédécesseurs a reçu un témoignage personnel, Mgr Durocher ne sait pas non plus «si cela a été déposé dans le dossier».
L’archevêque révèle toutefois que «depuis que l’audit a été réalisé, deux personnes ont approché le diocèse pour dire qu’elles avaient été abusées, plus jeunes, par deux prêtres».
«Il n’y avait rien [à ce sujet] dans les dossiers» que conserve l’archidiocèse sur chacun des prêtres qui ont y ont œuvré.
Et Mgr Durocher croit qu’il «pourrait très bien y avoir des victimes, qui n’ont jamais porté plainte, qui vont venir nous voir pour raconter ce qu’on leur a fait», après avoir pris connaissance des conclusion de l’audit statistique.
Quant à l’archevêque de Montréal, il n’était pas non plus surpris d’apprendre que 66 victimes s’étaient inscrites au recours collectif contre l’archidiocèse de Montréal. S’il n’a pas voulu dire si ce chiffre était semblable à celui établi par le juge Denis, il croit certainement possible que, l’action collective aidant, «on apprenne des faits qui ne sont pas consignés dans nos dossiers».
Il rappelle que des victimes prennent «des décennies avant d’en parler». De plus, dit-il, «le rapport Capriolo nous a appris que, parfois, des gens se sont bien manifestés, mais que leur dossier est tombé entre deux chaises ou n’a pas eu de suivi» de la part des autorités diocésaines.
«Tout comme il est possible que des gens qui se présentent à l’action collective n’aient jamais fait connaître leur histoire au diocèse», dit encore Mgr Christian Lépine.
«L’audit statistique est la photo d’un train en marche», explique-t-il. Après «le traitement des données du juge Denis, l’action collective et les nouveaux appels qu’on va recevoir», l’archidiocèse de Montréal pourrait bien obtenir un chiffre plus élevé que celui qu’a révélé l’audit statistique. Mais l’objectif le plus important, répète Mgr Lépine, «c’est de faire la vérité».