Le 13 mars 2023, les Jésuites du Canada rendaient publique une liste de 27 de leurs confrères francophones et anglophones «accusés de manière crédible d’abus sexuels sur mineurs».
«Au cours des trois dernières décennies ou plus, des révélations d’abus graves commis par des membres du clergé remontant à plusieurs générations ont été mises en lumière, et l’Église a été lente à réagir», déplorait alors le supérieur provincial Erik Oland.
«Les jésuites font partie de l’Église», a-t-il tenu à préciser lors d’une entrevue exclusive accordée à Présence, trois semaines après la publication de cette «liste de divulgation». Et la lenteur de l’Église que le supérieur regrette, c’est aussi celle de sa propre congrégation.
N’empêche qu’après des «phases de déni pur et simple, de blâme des victimes et d’incompétence morale, l’Église commence maintenant à réagir de manière juste». Les jésuites aussi. «Notre mission c’est de servir l’Église. Et aussi de la confronter», lance le père Oland. «C’est un peu ce que nous faisons avec la publication de la liste, nous confrontons l’Église».
La publication de la liste du 13 mars se veut non pas une fin mais «une étape dans un processus qui a commencé il y a plusieurs années». En fait, avant même l’entrée de l’actuel supérieur provincial dans la Compagnie de Jésus, il y a trente ans.
La question des abus sexuels commis par des prêtres et des religieux, confie le jésuite Erik Oland, a fait partie de son propre discernement vocationnel. «Est-ce que je donne ma vie à l’Église et à la Compagnie de Jésus qui sont si imparfaites et qui ont laissé de tels gestes se produire?», s’est-il demandé il y a trois décennies.
Accueil
Les premiers jours suivant l’insertion de la liste dans le site Web des Jésuites du Canada, il y a eu plusieurs reportages dans la presse et «on a reçu beaucoup de questions» dit le supérieur qui revient tout juste d’un séjour de dix jours en Haïti où il a visité ses confrères. «J’étais en contact régulier avec mon bureau», dit-il.
Il explique que des «gens nous ont contactés, avec confiance, pour nous dire qu’ils étaient au courant, mais qu’ils ne voulaient pas aller plus loin». D’autres ont remercié la congrégation de faire ainsi la lumière sur les agissements de certains religieux. D’autres encore ont mentionné des noms. Enfin certaines victimes, le supérieur en est convaincu, vont discrètement «nous contacter, à leur rythme, afin de débuter une conversation avec nous». Les révélations qu’elles feront seront toutes enquêtées.
Et dans sa propre congrégation, comment le document du 13 mars a-t-il été reçu?
La publication n’a pas fait «l’unanimité» parmi ses confrères au Canada, admet-il. «Certains ne comprenaient pas pourquoi il était nécessaire de publier les noms», notamment ceux des trois jésuites qui sont toujours vivants. «Mais tous savaient que nous allions publier cette liste» et qu’elle montrerait «notre engagement en faveur de la transparence et de la responsabilité», dit le jésuite Oland.
«On a posé un geste d’humilité», ajoute-t-il. Après tout, publier une telle liste, enquêter et faire la lumière sur des gestes honteux du passé, vérifier les dossiers de tous ceux qui ont fait profession depuis les années 1950, c’est «une humiliation». Mais si les jésuites veulent «être fidèles à leurs racines, ils doivent demander d’avoir la grâce du courage». Ils doivent aussi faire preuve de «proactivité envers cette réalité qui a blessé beaucoup de personnes».
«Humilité et audace». Ces mots, le père Oland les répète. Des valeurs bien jésuites, dit-il, qui peuvent «ouvrir la porte à la vraie réconciliation.»
Autres congrégations
Les Jésuites du Canada sont la toute première congrégation religieuse au Canada à avoir publié une telle liste de confrères qui ont été accusés «de manière crédible» d’abus sexuels sur mineurs. Aux États-Unis, 160 diocèses et au moins 32 provinces de communautés religieuses ont rendu publiques de telles listes, dont les diverses provinces jésuites américaines. Au Québec, une dizaine de diocèses ont mené un audit dans les archives de leur clergé mais aucun n’a révélé les noms des prêtres qui ont abusé sexuellement de personnes mineures.
Le père Oland ne peut suggérer aux autres congrégations canadiennes (encore moins aux diocèses) d’entreprendre un tel processus. «Je n’en ai pas l’autorité», dit-il. Mais il révèle avoir reçu quelques remarques d’autres supérieurs. «Vous mettez de la pression sur nous, m’a-t-on dit gentiment.»
Mais à tous les supérieurs de communautés, tant masculines que féminines, qui souhaiteraient imiter l’initiative des jésuites, le père Erik Oland y va de trois conseils.
D’abord, «prendre le temps de bien faire cela» en se dotant d’un comité qui va mener tout le processus de consultation, de recherche et d’enquête. «Si je n’avais pas eu l’unanimité de mon conseil, ouf…», lance-t-il.
Il faut ensuite se procurer les outils et les ressources qui existent déjà. Il note qu’il a obtenu des Oblats de Marie-Immaculé des protocoles sur la gestion des abus. Quant à ses confrères américains, qu’il rencontre régulièrement au sein de la Conférence jésuite du Canada et des États-Unis, ils lui ont été d’une grande aide.
Enfin, il faut «engager des professionnels», des gens de l’extérieur de la congrégation qui vont enquêter sur les allégations d’inconduite. Les jésuites, par exemple, encouragent toute personne ayant subi des abus à en informer les autorités policières puis, si la victime y consent, un avocat ontarien, William Blakeney, le délégué de la province religieuse sur la question des abus. Les jésuites du Canada travaillent aussi avec un détective privé, Brian King. Ce dernier a mené une longue enquête lorsque des allégations d’abus ont été émises contre un ancien curé de Kahnawake, le jésuite Léon Lajoie (1921-1999).
Une nouvelle liste?
Lorsque d’autres victimes se manifesteront et que de nouvelles enquêtes seront tenues, la liste divulguée par les jésuites le 13 mars 2023 sera «mise à jour», promet le supérieur provincial Erik Oland.
Trois semaines après sa publication, la liste, accessible dans une page dédiée du site Web de la congrégation, compte toujours les noms de 27 jésuites. Seize ont fait l’objet de plusieurs allégations crédibles et 11 d’une seule allégation. Quant aux trois jésuites toujours vivants, ils sont toujours «retirés du ministère actif pendant que leurs actes font l’objet d’une enquête» et sont placés «sous une stricte surveillance».