«Je suis choquée», déclare au téléphone Me Marie Christine Kirouack, l’ombudsman de l’archidiocèse de Montréal, en commentant le 5e rapport trimestriel qu’elle signe depuis son entrée en fonction.
Mais cette fois, ce ne sont pas les chiffres ni les statistiques sur les plaintes d’abus sexuels qu’elle révèle une nouvelle fois dans son rapport qui lui font hausser le ton. C’est plutôt l’intimidation qu’a subie au moins un employé de l’archidiocèse qui collabore avec elle.
Même que Me Kirouack explose de colère en racontant qu’un haut gradé de l’archidiocèse, rien de moins qu’un vicaire épiscopal qu’elle ne nomme pas, a même «relayé des courriels en copie cachée à une personne extérieure, au mépris de la confidentialité du processus de plainte».
De plus, un employé diocésain – qu’elle ne nomme pas non plus – a déposé une plainte contre l’avocate auprès du Syndic du Barreau du Québec.
Serait-elle donc elle-même victime d’intimidation? «Je n’irai pas jusque-là», dit-elle. «Mais avoir une plainte déposée contre moi au Barreau, j’aurais pu m’en passer.»
Délais inacceptables
Déposé le mercredi 7 décembre, le 5e rapport de l’ombudsman de l’archidiocèse de Montréal a été rendu public cinq jours plus tard. Dès ses premiers mots, Me Kirouack annonce déjà les faits saillants de son propos. Il sera notamment question «de façon détaillée», dit-elle, des «ratés du processus» de réception, d’étude et de cheminement des plaintes qu’elle reçoit de victimes d’abus sexuels.
Dans son rapport de 31 pages, elle annonce aussi qu’elle entend commenter «les délais incompréhensibles dans le traitement de certains dossiers d’abus».
Elle n’hésite pas à reconnaître que dans son 4e rapport, elle se félicitait «d’un meilleur fonctionnement du système de traitement des plaintes». Mais, «je me dois, hélas, de constater que tel n’est plus le cas». Les délais qui s’accumulent, «inquiètent et fragilisent nos plaignants et remettent en question toute leur confiance dans le système de traitement des plaintes», déplore-t-elle.
Elle explique que «depuis juin 2022, les délais sont devenus interminables dans certains dossiers, particulièrement les dossiers touchant les « anciennes plaintes », créant un effet d’entonnoir qui perdure». Me Kirouack déplore, par exemple, qu’une lettre «attend toujours d’être envoyée depuis mars 2022, le dossier ayant été «oublié» jusqu’à ce que je le relance en juin 2022». Le jour du dépôt de son rapport, cette lettre n’avait toujours pas été envoyée. Elle ajoute que dans deux affaires, «les suspensions qui ont été recommandées respectivement les 11 mai et 30 juin 2022 n’ont pas encore été décrétées». Une enquête pourtant recommandée le 30 juin 2022 par le Comité consultatif responsable de conseiller l’archevêque Christian Lépine dans les affaires d’abus «n’est toujours pas en cours».
Pourtant, d’autres dossiers sont traités avec célérité, écrit l’ombudsman, tandis que les «décrets sont émis dans les 10 à 15 jours». Même qu’un dossier a été réglé en moins de 48 heures. «Il devient donc encore plus difficile de comprendre pourquoi certains dossiers s’embourbent».
Menaces contre l’archiviste
C’est là que Me Marie Christine Kirouack révèle un fait particulièrement troublant. «Le 16 novembre 2022, l’archiviste, un employé du diocèse avec lequel je travaille de façon étroite et dont j’ai absolument besoin dans mon travail de recherche dans les anciens dossiers, a été menacé de mise à pied selon toute vraisemblance pour avoir osé demander une augmentation.»
Convoqué à une réunion en présence de trois dirigeants de l’archidiocèse – l’archevêque Christian Lépine n’y était pas présent -, «on lui a fait lecture d’un document qui en résumé, lui indiquait que, de deux choses l’une, ou il acceptait d’être mis à pied fin février 2023 avec versement d’une indemnité, ou s’il refusait l’offre, on acceptait son offre de démission». Il serait alors mis à pied le 30 novembre 2022 «sans indemnité». Cet employé, s’empresse de préciser Me Kirouack, n’a jamais signé ou même remis une lettre de démission.
Pire, ajoute l’ombudsman, on a exigé que cet employé garde le silence et ne dévoile à quiconque le contenu de l’entente «sauf à sa conjointe ou à un conseiller juridique».
Bouleversé par ce «comportement abusif», celui-ci en est tombé malade. «Il devrait revenir travailler, je l’espère, le 12 décembre», le jour même où l’archidiocèse a rendu public son rapport. Le travail de cet archiviste «est essentiel à mon rôle d’ombudsman», répète Me Kirouack.
Bris de confidentialité
Me Marie Christine Kirouack dénonce ensuite «de graves manquements au devoir de confidentialité et de loyauté dans le cadre du traitement des plaintes» qui sont remises au Comité consultatif diocésain sur les abus. Au mois d’août 2022 elle a été informée qu’une personne «faisait des fuites externes de courriels liées au processus de plainte. Après avoir rédigé un rapport interne de 55 pages, elle a elle-même déposé une plainte détaillée contre un vicaire épiscopal, un prélat bien connu et fort influent dans l’Église de Montréal.
Ce vicaire épiscopal, qu’elle ne nomme pas dans son rapport, «relayait des courriels en copie cachée à une personne extérieure au mépris de la confidentialité du processus de plainte». Il dévoilait les noms de plaignants, les noms des personnes visées par les plaintes et même «certains de mes courriels», s’offusque-t-elle.
Une «preuve documentaire accablante» a été analysée lors d’une réunion d’urgence tenue le 26 août 2022. Me Kirouack a vivement déploré «l’impact délétère possible pour les plaignants à qui nous avions et nous promettons toujours la confidentialité du processus». Elle dit aussi s’inquiéter de «la possibilité que l’un d’eux subisse des pressions pour retirer sa plainte si son identité était connue».
Un mois plus tard, ce vicaire épiscopal est toujours en poste. Me Kirouack informe Mgr Lépine que «dans un souci de protéger les plaignants dans nos dossiers d’abus, je n’enverrai plus leurs plaintes au Comité consultatif, et ce, tant que la situation n’aura pas été régularisée».
Début octobre, une plaignante l’informe «que le même vicaire épiscopal lui aurait dit de ne pas me contacter pour porter plainte dans un dossier d’abus psychologique». Il allait s’en charger personnellement.
Ce n’est que le 22 novembre 2022 que le vicaire épiscopal a finalement été relevé de ses fonctions, «soit près de trois mois après ma plainte originale». Un si long délai est «difficilement compréhensible».
Qui est ce vicaire épiscopal?
Me Kirouack refuse de dévoiler le nom de ce vicaire épiscopal. La directrice des communications de l’archidiocèse ne donne pas l’information non plus. De plus, la liste des démissions et des nominations de novembre 2022 ne se trouve pas dans le site Web diocésain. Mais Erika Jacinto confirme que les paroisses et les missions ont bien reçu une note à cet effet, avis qu’elle n’est pas «autorisée à partager».
Présence a obtenu une lettre datée du 23 novembre et signée par l’archevêque Christian Lépine.
«En raison d’un manquement sérieux à son engagement à la confidentialité dans le cadre du processus de traitement des plaintes de l’archidiocèse de Montréal, selon le serment d’office qu’il a prêté en sa qualité de vicaire épiscopal, j’ai décidé, après vérification des faits, consultation et délibération, de relever Mgr Roger Dufresne de sa fonction de vicaire épiscopal.»
Cette décision lui a été communiquée la veille. L’archevêque précise aussi que «Mgr Roger Dufresne demeure toujours prêtre de l’archidiocèse et peut toujours exercer le ministère».
Présence a demandé à madame Jacinto si la lettre obtenue était authentique. Deux heures plus tard, aucune réponse n’avait été reçue du Service des communications.
On a aussi demandé à Mgr Dufresne de commenter le contenu du rapport de l’ombudsman et de confirmer qu’il est bien le vicaire épiscopal qui y est nommé. Il n’a pas répondu à notre courriel. Il a toutefois été impossible d’enregistrer un message dans la boîte vocale de sa résidence personnelle. Il n’y a plus de place pour enregistrer de nouveaux messages.
Plainte au Barreau
Un événement récent a perturbé Me Kirouack au plus haut point. Elle révèle que le 26 novembre, donc quelques jours avant qu’elle ne termine la rédaction de son 5e rapport, «un employé du diocèse a demandé que les accès informatiques de mon archiviste soient suspendus». On lui explique que l’on a posé ce geste parce que cette personne est en congé de maladie. Cette décision empêchait ainsi l’employé d’accéder à distance à ses dossiers d’archives. Mais voilà, «cela a eu pour effet que mes propres accès à des dossiers fondamentaux dont les anciens dossiers que je traite sur la plate-forme documentaire sécurisée entre le diocèse et l’ombudsman, ont disparu», proteste Me Kirouack.
L’interdiction d’accès a été corrigée le jour même. «Voulant être certaine que pareille chose ne se reproduirait plus, j’ai écrit à cet employé, mettant en copie conforme toute la hiérarchie diocésaine». Elle ajoute qu’elle a pris soin d’indiquer, dans son message, que «personne n’avait le droit de toucher à [ses] accès informatiques ou à [ses] dossiers».
L’affaire ne s’arrête pas là. «En fin de journée, l’employé m’a écrit pour m’indiquer qu’il allait porter plainte au Barreau contre moi». Elle a alors immédiatement téléphoné à Frank Leo, évêque auxiliaire, vicaire général et modérateur de la curie «pour lui indiquer que je n’entendais pas recevoir de menaces dans mes fonctions».
Visiblement, Mgr Leo «n’a rien fait, puisque le 28 novembre, cet employé portait plainte contre moi au Barreau».
En acceptant ce boulot d’ombudsman, Me Kirouack savait bien qu’elle ne «gagnerait pas en popularité». «Mais de là à être l’objet d’une plainte au Barreau, il y a une marge», écrit-elle.
A-t-elle pensé démissionner? «Non, il n’est pas question que je démissionne. C’est hors de question. Il reste trop de travail à faire», dit-elle.