Combien de personnes, cette année, ont signalé aux autorités catholiques que des évêques canadiens ont commis des abus sexuels ou d’autres actes d’inconduite sexuelle? Ou encore combien de plaignants ont dénoncé des évêques d’ici qui, par leurs gestes ou leurs omissions, ont «évité ou entravé des enquêtes civiles ou canoniques relatives à des abus sexuels»? Un an après l’instauration, à la demande même du pape François, du Système canadien de signalement des abus sexuels commis ou dissimulés par un évêque, personne ne peut répondre à ces questions.
Le 6 mai 2021, la Conférence des évêques catholiques du Canada a annoncé le lancement d’un service national bilingue qui permet, «24 heures par jour, 7 jours par semaine, 365 jours par année», à tout citoyen de signaler, directement en ligne ou via un numéro sans frais, tout abus sexuel commis par un évêque canadien ou encore toute omission par un évêque d’agir alors qu’il savaient que des abus sexuels avaient été perpétrés.
La mise en place de ce service a été confié à une firme indépendante, ClearView Strategic Partners, qui a créé une plateforme de dénonciation accessible en ligne (SystemedeSignalementEpiscopal.ca) et par téléphone (1-866 892-3737).
Procédure opaque
Mais après douze mois, ni ClearView ni les évêques ne peuvent dévoiler combien de personnes ont utilisé ce service. Et personne ne sait combien de plaintes ont finalement été acheminées à la Congrégation pour les évêques, à la Congrégation pour la doctrine de la foi ou encore au pape François lui-même afin qu’une enquête soit ordonnée et qu’un jugement définitif soit prononcé.
«On ne peut pas faire de bilan d’ensemble car le système n’est pas organisé pour gérer un rapport statistique», reconnaît l’archevêque Paul-André Durocher, le porte-parole des évêques lors du lancement, il y a un an, du Système de signalement épiscopal. Pour obtenir de tels chiffres, «il faut demander à Rome», lance-t-il au cours d’un entretien téléphonique.
La CECC, qui a aidé les évêques à initier ce projet, «n’a pas accès au système et par conséquent n’a aucune donnée pour préparer un bilan», confirme Jonathan Lesarge, le coordonnateur intérimaire des relations avec les médias de la conférence épiscopale. Quant au cabinet ClearView, il ne dévoilera aucunes données sur l’utilisation de son service depuis son instauration, le 6 mai 2021.
«ClearView joue un rôle très spécifique et défini dans la facilitation des rapports d’éthique. Nous fournissons un canal de communication sûr et sécurisé entre ceux qui souhaitent signaler quelque chose et les personnes de nos organisations clientes qui reçoivent et examinent les informations soumises», indique Carole Dupuis, associée chez ClearView Strategic Partners Inc.
L’entreprise, qui met en place des services semblables de dénonciation pour des entreprises ainsi que de grands organismes, ne divulgue jamais d’informations sur ses clients, sur «la façon dont ils utilisent le système ou le nombre de rapports qu’ils ont pu recevoir».
«C’est peut-être la limite du système, direz-vous. Mais c’est aussi sa force», estime Mgr Durocher. «L’anonymat est entièrement respecté. Aucune trace n’est conservée des conversations et des documents. Ce que ClearView permet, c’est essentiellement une communication entre un plaignant et l’archevêque qui reçoit la plainte.»
Vos estis lux mundi
Le 7 mai 2019, le pape François a promulgué un motu proprio (de son propre mouvement) appelé Vos estis lux mundi (Vous êtes la lumière du monde) qui traite des abus sexuels dans l’Église. Bien que le pape François et ses prédécesseurs aient publié des textes législatifs sur les enquêtes à conduire et les dispositions à prendre lorsque des allégations sont faites contre des prêtres ou des membres d’instituts religieux, ce motu proprio s’intéresse tout particulièrement aux plaintes pour abus contre des évêques, des archevêques et même des cardinaux.
«C’est ce motu proprio qui a exigé la mise en place, ici et dans les autres pays, de systèmes de dénonciation d’évêques qui seraient dans le tort», explique l’archevêque Durocher.
Le système créé par la firme ClearView est la réponse canadienne à Vos estis lux mundi.
«C’est le morceau qui nous manquait. Les diocèses ont déjà le pouvoir de recevoir des allégations contre des prêtres, les diacres et les laïcs à l’emploi de l’Église. Mais les seuls qui n’étaient pas visés étaient les évêques. En mettant en place un système pour gérer les allégations contre des évêques, le pape François a créé du nouveau dans l’Église catholique.»
Liste épiscopale
Depuis un an, quiconque accède à l’adresse SystemedeSignalementEpiscopal.ca doit cocher le nom d’un évêque précis dans une longue liste alphabétique avant de pouvoir enregistrer et acheminer sa plainte. Se trouvent dans cette énumération les noms de tous les évêques canadiens toujours vivants, qu’ils soient en poste ou à la retraite, qu’ils habitent au Canada ou qu’ils exercent leurs fonctions à l’étranger. Les noms des évêques des plus humbles diocèses côtoient ceux de prélats prestigieux comme le cardinal Marc Ouellet, l’ex-archevêque de Québec et aujourd’hui un très proche conseiller du pape François. On y trouve aussi les noms des évêques nouvellement ordonnés tout comme ceux des plus âgés d’entre eux, tel Laurent Noël, évêque émérite, aujourd’hui âgé de 102 ans.
Cette liste est régulièrement mise à jour, assure-t-on, bien que les noms des évêques Remi De Roo et Jean-Guy Couture, décédés au début de l’année 2022, y figurent toujours.
Dès qu’une plainte est enregistrée dans le système de ClearView, elle est aussitôt envoyée à un archevêque. Dans les structures de l’Église catholique, les diocèses sont liés administrativement à un archidiocèse. Un archidiocèse et ses diocèses suffragants, comme on les appelle, font partie d’une province ecclésiastique.
«Prenons le cas de l’archidiocèse de Gatineau», dit son archevêque. Si une plainte avait été reçue contre les évêques d’Amos, de Rouyn-Noranda et de Mont-Laurier, c’est lui qui l’aurait reçue de ClearView, «immédiatement, en moins de 24 heures, c’est certain». Et si une plainte est formulée contre un archevêque, qu’arrive-t-il? Dans ce cas, elle est gérée par l’évêque suffragant sénior (l’évêque ayant le plus d’ancienneté) de la province ecclésiastique.
Le cheminement d’une plainte
Après avoir reçu une allégation, l’archevêque doit ensuite l’acheminer au Vatican.
«Je dois attendre les indications de Rome avant d’entreprendre une enquête préliminaire canonique», indique Mgr Durocher.
La réponse sera donnée en 30 jours, précise le motu proprio.
«J’ai ensuite 90 jours pour mener l’enquête et pour envoyer à Rome mon rapport ainsi que mon jugement», ajoute Mgr Durocher.
Si l’évêque est reconnu coupable, c’est le Saint-Siège qui lui imposera des mesures disciplinaires en fonction de la nature du délit, explique le document que les évêques et ClearView ont préparé à l’intention des plaignants.
«Ces mesures peuvent varier, en fonction du crime, et peuvent inclure restreindre l’évêque du ministère ou même le renvoyer de l’état clérical.»
Aucune plainte au métropolite de Gatineau
Paul-André Durocher n’a aucune hésitation à dévoiler qu’il n’a reçu, lui, aucune plainte contre des évêques toujours vivants de son territoire ecclésiastique. Pour colliger un relevé statistique de tout le Canada, «il faudrait donc que vous téléphoniez à chaque archevêque pour obtenir l’information», conseille l’archevêque de Gatineau. «Mais je ne serais pas surpris que certains archevêques ne veuillent pas vous donner de réponse.»
L’archevêque, qui a déjà été président de la CECC, rappelle que le motu proprio Vos estis lux mundi est un document «ad experimentum pour trois ans». Il sait que des canonistes ont déjà suggéré des améliorations pour ce texte législatif, notamment que des rapports soient publiés par le Vatican.
«Personnellement, je suis d’accord avec cette idée. Rome pourrait générer des rapports statistiques qui diraient que, cette année, nous avons reçu tant de plaintes sous Vos estis lux mundi. Et voici comment elles ont été gérées» dans les différents pays du monde. On y mentionnerait aussi quelles décisions ou sanctions ont été prises par le Vatican.
«Vos estis lux mundi est un pas, un immense pas, dans la bonne direction. Mais des améliorations sont nécessaires. Et je souhaite que l’étude qui est faite actuellement permettra ce genre d’améliorations. Cela augmenterait la transparence de l’Église universelle. C’est donc très positif», dit l’archevêque de Gatineau.
Des questions sans réponse
Lors du lancement du Système canadien de signalement des abus sexuels ou dissimulés par un évêque catholique, en mai 2021, les évêques ont affirmé «condamner le péché et le crime d’abus sexuels dans les termes les plus fermes».
«Personne ne devrait jamais avoir à endurer la douleur, l’humiliation et les souffrances à long terme qu’elles causent, et personne ne devrait avoir à douter des graves conséquences qui attendent un auteur d’abus sexuels ou de dissimulation», fut-il un évêque, un archevêque ou un cardinal, ont-ils tenu à déclarer.
Au terme d’un an d’opérations, personne ne sait combien de plaignants ont eu recours à cette plateforme de signalement. Si des allégations ont effectivement été reçues via ce système de dénonciation, aucune autorité religieuse n’a pu indiquer combien de «jugements définitifs» au terme d’enquêtes canoniques, obligatoires selon le motu proprio Vos estis lux mundi, ont été rendus par le Vatican. Et aucune instance n’a dévoilé combien d’évêques canadiens toujours vivants, reconnus «auteurs d’abus sexuels ou de dissimulation», ont subi les «graves conséquences» qu’entraînent les gestes qu’ils ont commis.