Le 16 avril 1994, lors du génocide rwandais, le curé Athanase Seromba, de la paroisse de Nyange, accepte que ses paroissiens Hutu détruisent l’église dans laquelle s’étaient réfugiés entre 1500 et 2000 Tutsi afin d’échapper aux tueries. En 2008, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) le condamne à la prison à vie pour ce crime génocidaire. Timothée Brunet-Lefèvre, doctorant au Centre d’Études Sociologiques et Politiques Raymond Aron à l’École des hautes études en sciences sociales, lui a consacré sa maîtrise qui vient de paraître aux éditions Hoosh sous le titre Le père Seromba. Destructeur de l’Église de Nyange. Rwanda, 1994.
Nous sommes le 13 avril 1994 dans le village de Nyange, situé à deux heures de route Kigali, la capitale rwandaise. Le génocide contre les Tutsis fait rage au Rwanda depuis plusieurs jours. Entre 1500 et 2000 paroissiens et réfugiés tutsis sont terrés dans l’église paroissiale. Ils tentent de résister à leurs assaillants hutus de plus en plus nombreux à se masser autour de l’édifice.
Leur curé, le père Athanase Seromba, Hutu, pénètre dans le lieu saint. Les Tutsis demandent qu’il célèbre l’eucharistie pour eux une dernière fois. Il refuse cette ultime requête et en profite pour enlever le ciboire, les hosties et les habits des prêtres. Puis, selon un témoin entendu par le TPIR, le père Seromba accuse les Inyenzi-Tutsi (les cafards tutsis) d’avoir attaqué le pays. Il ajoute: «Le dieu des Tutsis n’existe plus!»
Le 16 avril, les élites du village décident de détruire l’église. Le père Seromba accepte. Après plusieurs heures d’effort, les Hutus réussissent à affaiblir la structure de l’édifice qui s’effondre sur les milliers de Tutsi encore en vie.
Jugé par le TPIR, le père Athanase Seromba a été condamné, en deuxième instance, à la prison à perpétuité pour avoir «commis le génocide et l’extermination constitutive de crime contre l’humanité en raison de son rôle dans la destruction de l’église» et «pour avoir aidé et encouragé au génocide pour avoir expulser des réfugiés et employés tutsis».
Un génocide de paroissiens
Timothée Brunet-Lefèvre qui a étudié avec minutie l’immense documentation du TPIR sur ce procès (environ 4000 feuillets) qualifie ce terrible évènement de «génocide de paroissiens». Les génocidaires et les victimes étaient tous catholiques et plusieurs fréquentaient la même église. Dans l’ensemble du Rwanda, les Hutus et les Tutsis se fréquentaient et avaient souvent des liens familiaux.
Pour l’auteur, le drame qui s’est déroulé à Nyange ne peut pas s’expliquer sans le fait religieux. «Je n’aurais jamais pensé lire un procès où la question religieuse était tellement au centre des débats. Elle ne l’a pas été d’un point de vue juridique.»
Cependant, note-t-il, lorsque les survivants témoignent devant le Tribunal ils accusent le père Seromba d’avoir été «un mauvais prêtre», d’avoir été «indigne de représenter Dieu», d’avoir commis un crime contre Dieu lui-même.
De plus, la destruction de l’église n’a été rendue possible que grâce à sa désacralisation par le prêtre et parce que ce dernier les avait relégués au rang d’hérétiques. Pour le chercheur, en leur refusant une dernière eucharistie avant leur mort certaine, le prêtre les a tués deux fois. L’acharnement dont ont fait preuve les Hutus de Nyange à l’endroit de leurs victimes s’explique par leur volonté de s’en prendre non seulement à leur corps, mais également à «leur esprit et à leur âme afin de les projeter dans le monde de l’hérésie et du diable».
Hutu Power
Si la destruction d’une église demeure une exception lors du génocide rwandais, les massacres dans les églises ont été nombreux, tout comme les attaques contre les statues dont plusieurs ont eu le nez cassé. Ces destructions ciblées ont été interprétées par des chercheurs comme une volonté des génocidaires de détruire tous signes physiques qui, selon certains, renvoyaient aux soi-disant caractéristiques génétiques des Tutsis (la taille de leur nez, la couleur de leur peau et leur taille élancée).
Timothée Brunet-Lefèvre précise également que la participation de prêtres au génocide a été dûment constatée. Certains ont d’ailleurs été condamnés par le TPIR. D’autres, au contraire, sont morts pour avoir tenté d’arrêter les massacres.
L’historien a également retracé le parcours académique d’Athanase Seromba alors qu’il était au Grand séminaire Saint-Charles Borromée situé à Nyakibanda dans le sud du pays. «Au sein du Grand Séminaire, il aurait été membre du mouvement Hutu Power qui avait une opinion extrêmement violente à l’égard des Tutsis. [Cette organisation] voulait purifier l’Église catholique de la présence des prêtres tutsis.» Ces derniers étaient fortement représentés au sein de l’Église en raison des quotas imposés par le régime en place qui empêchaient les Tutsis de poursuivre des études poussées et d’accéder à certains postes. «Le séminaire était une bonne manière de poursuivre les études.»
Selon Timothée Brunet-Lefèvre les actes génocidaires de Nyange s’expliquent aussi par l’influence considérable qu’avaient les notables et les prêtres. «La société rwandaise dans les années 90, avant et après le génocide, était une société rurale en très grande partie, une société de paysans et d’agriculteurs-éleveurs. Une société dans laquelle le pouvoir local était tenu par des notables, dont des prêtres. Leur rayonnement et leur influence étaient d’un autre type que ceux d’une autorité profane parce qu’il y avait cette espèce de transcendance qui entourait les prêtres dans la communauté.»
Cette transcendance, le père Athanase Seromba s’en est servie lors de ses deux seules interventions durant les procédures judiciaires. Dans ses prises de parole, il a toujours mis de l’avant son statut d’alter christus. Il relativisait «le jugement temporel de la cour» tout en se disant victime tout comme l’a été le Christ.
À l’inverse, les survivants appelés à la barre du TPIR soulignaient «que le vrai jugement dont fera l’objet le père sera celui de Dieu lui-même».
Pour l’auteur, il est important d’étudier le massacre de Nyange ainsi que le génocide rwandais dans son ensemble. «C’est un évènement qui, même au-delà des sciences sociales, est un sujet qui tend à devenir pour moi et pour beaucoup de gens un incontournable de nos réflexions sur la condition humaine.»