Le pape François est de retour au Vatican après avoir traversé le Canada, du 24 au 29 juillet. Nous sommes au temps des bilans. En voici un, suivi de quelques pistes en forme de défis pour l’Église catholique canadienne qui a voulu endosser, elle aussi, la posture « pénitentielle » annoncée par le pape. Si l’autocritique est de mise, la visite aura confirmé que la réconciliation est un processus de longue haleine et qu’elle exige de prendre la mesure du défi.
Attentes et déceptions
Durant le vol du retour, le pape a endossé le terme de génocide, apparent effet d’une spontanéité retrouvée. Il a aussi offert le brouillon d’une répudiation de la doctrine de la découverte. Il semble qu’un travail soit fort avancé au Vatican et devrait aboutir à une déclaration dans un avenir rapproché. Cette bonne nouvelle rappelle que les actions du Saint-Siège n’ont pas à se limiter au temps de cette visite dont le but premier, selon les termes de la Commission de vérité et réconciliation, était de présenter des excuses au nom de l’Église catholique. J’y reviens dans un instant.
Cette visite a fait souffrir plusieurs personnes autochtones. C’était inévitable, mais bien des déclarations, décisions et impairs en ont rajouté une couche inutilement, au point où je me demandais s’il ne faudrait pas s’excuser pour la manière dont on s’excuse. Pour ne citer qu’un seul exemple, pourquoi avoir tant attendu avant de présenter des excuses pour les abus sexuels? Imagine-t-on le désarroi et le tourment de personnes qui avaient attendu ces paroles pendant une vie, et qui les ont attendues sans les entendre ni à Maskwacis, ni au Lac Ste. Anne, ni à Sainte-Anne-de-Beaupré? Finalement, elles furent présentées… à une agora de membres du clergé, lors des vêpres privées du 28 juillet à Québec.
Gestion d’urgence
Il y a tout un contingent de travailleurs de l’ombre, du personnel pastoral qui a travaillé dans des conditions impossibles, en nombre insuffisant vu les vacances estivales, dans un échéancier trop serré, à qui il convient de dire merci, même si le résultat n’est peut-être à la hauteur de leurs espoirs.
La gestion d’urgence ne se prête guère à des processus innovateurs. Conséquemment, la Conférence des évêques catholiques du Canada et les diocèses directement concernés se sont rabattus sur leurs habituelles manières de faire. Voilà bien le problème : les Autochtones sont marginalisés. Il eût fallu mettre du temps pour préparer les processus préparatoires eux-mêmes, tant on était convié à sortir de la culture organisationnelle régnante et du colonialisme incrusté qui la hante. Les communautés autochtones, les porteurs des traditions, les catholiques autochtones eux-mêmes ont été tenus à l’écart des préparatifs et dans l’ignorance, ne serait-ce que des modalités d’assistance à un événement préparé sans eux mais pour eux. Des agents de pastorale en milieu autochtone, précieux intermédiaires, disent aussi avoir été tenus à l’écart. Alors que la synodalité est sur toutes les lèvres pour « marcher ensemble », les habitudes se montrent bien cimentées.
Les excuses
D’un point de vue objectif (et laissant de côté l’essentiel jugement des Autochtones, collectivement et individuellement), les excuses sont réelles et représentent un progrès. Le pape a évoqué de maintes manières les diverses formes d’abus et leurs conséquences. Mais ces excuses restent incomplètes. On l’a dit et répété toute la semaine dernière. J’ajouterais deux choses:
• Les excuses auraient dû reconnaître que la responsabilité de l’Église était engagée. Durant un siècle, quand le supérieur général des Oblats à Rome faisait rapport de l’avancement des œuvres de la Congrégation, il informait le pape régnant au sujet des pensionnats. Il en allait de même pour les autres congrégations impliquées. Donc, plusieurs papes ont approuvé et béni l’idée de retirer les enfants autochtones pour leur inculquer la foi en même temps que la « civilisation ». Si on se demande concrètement jusqu’à quel niveau remonte la responsabilité, il faut le dire: elle n’est pas uniquement celle de groupes de catholiques, qu’ils soient peu ou plusieurs.
• Il ne s’est pas agi seulement de collaborer à un système colonialiste du gouvernement, mais bien d’un partenariat avec les instances religieuses. En effet, il a été démontré par la Commission de vérité et réconciliation et par des historiens que les Oblats ainsi que plusieurs évêques ont cru à ce partenariat. Ils l’ont d’ailleurs défendu, parfois, auprès d’un gouvernement qui n’y croyait pas encore totalement, au début du temps des pensionnats : voir notamment l’ardent travail de persuasion des oblats Albert Lacombe et Vital Grandin dans les années 1870. Pour les pensionnats du Québec, l’historien Henri Goulet a montré qu’une persuasion similaire s’est jouée auprès du gouvernement, à partir des années 1930, lorsqu’il commençait à remettre en question le bilan des pensionnats en termes d’intégration des Autochtones à la société canadienne. Si on a eu des pensionnats au Québec, c’est parce que le clergé en a fait la promotion auprès d’un gouvernement devenu réticent à investir davantage dans ce modèle.
Les demandes
Du point de vue des demandes pour la suite, on les a répétées toute la semaine et je les résumerais sous deux termes qu’on présente parfois comme plus pertinents que le mot « réconciliation »:
– Restitution: les archives des pensionnats, à Rome et, bien sûr, dans les congrégations au Canada; les artefacts autochtones des collections muséales du Vatican;
– Réparation: la répudiation de la doctrine de la découverte, le plein versement des compensations fixées dans un accord légal en 2006, pour des projets de guérison et de revitalisation culturelle; la pleine collaboration des instances catholiques pour que l’oblat Johannes Rivoire soit traduit en justice, ainsi que tout missionnaire accusé d’agressions sexuelles, dans des pensionnats ou dans des communautés autochtones.
Un défi : sortir de la monoculture
Au terme de la visite, j’insisterais sur autre chose qui n’a pas été dit mais qui est flagrant: pour « avancer », mot cher aux évêques, il va falloir que l’Église, et l’épiscopat en particulier, sortent de cette insupportable monoculture cléricale, patriarcale, encore imprégnée de colonialisme. Au terme d’un voyage pénitentiel, il est approprié de le dire.
– Cléricalisme: l’Église a contrôlé le programme et le message, les Autochtones ont été, la plupart du temps, les spectateurs du spectacle qu’on leur avait préparé. De nombreux Autochtones ont refusé de se mouler dans le « ça fait du bien » et se sont prévalus de leur liberté de parole.
– Patriarcalisme: sauf la gouverneure générale, sauf des femmes qui ont assumé des chants, des lectures de textes ou de brèves prières universelles, une seule femme s’est exprimée en dehors du cadre prévu. À Maskwacis, la Crie nommée Si Pih Ko a chanté un chant de sa nation (la ligne mélodique de l’hymne national canadien ayant été adoptée au fil du temps, pour ce chant qui en était déjà proche), avant de dire sa désapprobation de l’octroi d’une coiffe de chef à un pape dont elle – et plusieurs Autochtones – ne reconnaissent plus l’autorité. En contexte autochtone, cette relégation des femmes à l’arrière-plan, ça ne passe pas, car le chambardement des rapports de genre est un autre héritage du colonialisme et de la mission. Une présence masculine massive, qui s’approprie le pouvoir et le sacré, crée une réelle dissonance.
– Colonialisme: on ne peut plus faire comme si les Autochtones non chrétiens étaient marginaux et demander à tout le monde de prier le Christ, même dans une communauté autochtone où plusieurs ne veulent rien savoir du Christ, notamment à cause des pensionnats. Ces Autochtones non chrétiens n’ont eu aucune place dans le programme, même s’ils ont décidé de se faire entendre autrement. À cet égard, si le désir inavoué du projet ecclésial de réconciliation est celui de voir toutes ces personnes renouer avec la foi chrétienne, on se berce d’illusion. Par ailleurs, on ne peut pas préparer tout seul, entre allochtones catholiques, en vitesse et convenablement une telle visite auprès de peuples autochtones dont on ne connait rien, parce qu’on ne s’y est jamais intéressé.
Certes, le cléricalisme et le patriarcat ont et auront la vie dure dans l’Église catholique. Néanmoins, il est possible d’«avancer»…
– si ceux des évêques qui aspirent depuis longtemps à un changement de posture vis-à-vis des Autochtones gagnent en influence au terme de ce voyage historique;
– si les catholiques engagés dans une réconciliation qui est aussi décolonisation persévèrent dans leur travail, avec la hiérarchie ou sans elle;
– si, enfin, se fait jour dans l’Église catholique un travail d’imagination morale pour que les Autochtones sortent de leur position périphérique.
Sur ce dernier point, pour transformer la place des Autochtones dans l’Église catholique, il faut repenser la gouvernance ecclésiale. J’aborderai ce sujet dans un prochain texte.
Jean-François Roussel est professeur agrégé à Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.