Replacé dans l’histoire longue du Québec, le projet de loi 9 sur le «renforcement de la laïcité» produit une rupture majeure. Ici, la laïcité ne s’est jamais construite comme une politique de confrontation. Elle a émergé d’un dialogue constant entre l’État et les milieux religieux — en particulier catholiques — dont la contribution à la modernisation du Québec fut déterminante. Le projet de loi 9 inverse cette logique : il installe une laïcité marquée par la tension, la méfiance et la régulation identitaire.
Une laïcité historiquement ancrée dans le dialogue
Depuis la Révolution tranquille, la laïcisation de l’État québécois s’est développée progressivement, souvent en parallèle avec la sécularisation sociale. Celle-ci n’a jamais signifié une disparition de la religion, mais une transformation de sa place : moins institutionnelle et moins normative, mais toujours présente. Ce contexte a permis à l’État d’adopter des réformes majeures (en bioéthique, en éducation, en santé, dans la définition du mariage) qui ont contribué à dissocier les normativités étatiques et religieuses, sans ériger celles-ci en adversaires.
Les travaux de Michael Gauvreau dans son ouvrage Les origines catholiques de la Révolution tranquille (2008) ou ceux de David Koussens et Catherine Foisy dans leur ouvrage collectif Les catholiques québécois et la laïcité (2018) l’ont bien montré : une partie importante du clergé et des milieux intellectuels catholiques a participé activement à la modernisation du Québec. Des transformations centrales ont été pensées, discutées ou initiées en leur sein. Ce rappel ne vise pas à idéaliser l’Église, mais à reconnaître que la laïcité québécoise est née dans un espace d’ajustements, de réagencements et de négociations. Le Québec ne s’est pas laïcisé contre la religion, mais avec elle.
Ce que le débat public tend à effacer
Les débats actuels, centrés presque exclusivement sur la visibilité religieuse, font oublier ce passé. Comme le soulignent Jean-François Laniel et Jean-Philippe Perreault dans La laïcité du Québec au miroir de sa religiosité (2022), le religieux tend aujourd’hui à être perçu comme un «corps étranger ou anachronique». Cette représentation alimente l’idée selon laquelle la laïcité doit neutraliser ce qui reste du passé catholique — une manière de voir qui déforme profondément l’histoire. «La laïcité, dans sa volonté de neutraliser la religion, n’est pas neutre», rappellent d’ailleurs les auteurs.
Cette mise en perspective invite à corriger une lecture adversative de la laïcité québécoise. La mémoire catholique ne justifie pas les politiques contemporaines visant à mettre à distance certaines minorités religieuses ; elle montre plutôt que le modèle québécois repose depuis des décennies sur des réformes négociées et sur une pluralité de voix catholiques en transformation.
La laïcité recentrée sur la visibilité : un glissement politique
Le projet de loi 9 efface cet héritage en réduisant la laïcité à la régulation de la visibilité religieuse. Même si le texte affirme viser toutes les confessions, on sait qu’en pratique, ce sont d’abord les femmes portant le foulard qui deviennent les figures implicites de cette régulation. Cette focalisation s’inscrit dans un climat islamophobe persistant, où les signes associés à l’islam sont interprétés dans des registres de suspicion ou de menace. Ce glissement confond des pratiques religieuses ordinaires avec des projections collectives et détourne la laïcité de ses fondements historiques.
Or jamais la laïcité québécoise ne s’est construite sur la désignation de groupes à surveiller. Elle s’est élaborée autour d’enjeux institutionnels et juridiques, non sur la mise à distance de certaines expressions religieuses. En réorientant la laïcité vers le contrôle de la diversité, le projet de loi 9 rompt clairement avec la tradition dialogique du Québec.
Le tournant polémique : du kirpan à la CAQ
Le passage d’une laïcité de dialogue à une laïcité de confrontation ne naît pas avec la CAQ. Il prend forme dès la controverse du kirpan en 2006, qui marque l’entrée de la laïcité dans un cycle de débats médiatiques centrés sur les «incidents» et les crispations identitaires. De nouveaux acteurs — partis politiques, groupes citoyens, associations militantes — investissent la question religieuse en y projetant des préoccupations culturelles et nationales.
Ce tournant se cristallise ensuite sous le gouvernement Marois et, de manière plus décisive, sous les gouvernements Legault. Avec la CAQ, la laïcité s’enracine dans un discours de protection culturelle où la neutralité de l’État est interprétée à travers la visibilité des individus. La loi 21 en fut un jalon majeur ; le projet de loi 9 en constitue l’approfondissement. Dans les deux cas, la laïcité cesse d’être un principe de séparation pour devenir un outil de gestion des différences religieuses et d’affirmation identitaire.
Le projet de loi 9 : une rupture historique
Cette évolution rompt avec trois caractéristiques fondamentales du modèle québécois.
Rupture avec la logique de coopération. La laïcité québécoise s’est construite dans le dialogue : commissions, consultations, réformes négociées avec des milieux catholiques eux-mêmes traversés par des transformations internes. Le projet de loi 9 substitue à ce modèle une logique de suspicion envers des pratiques individuelles du religieux.
Rupture avec la laïcité tranquille. Même lors de débats sensibles (déconfessionnalisation scolaire, réformes de santé), la laïcité québécoise n’a jamais adopté une posture offensive. Elle avançait sans ériger la religion en adversaire. La CAQ, au contraire, installe une laïcité de confrontation, où la diversité religieuse est perçue comme problème à contenir.
Rupture avec la distanciation progressive. Traditionnellement, la laïcité visait à dissocier les normes religieuses et étatiques. Les projets récents déplacent cette logique : ce n’est plus la structure de l’État qui est mise à distance du religieux, mais certaines pratiques de citoyens qui sont mises à distance de l’État.
Revenir à une laïcité fidèle à l’histoire du Québec
Comprendre cette rupture est essentiel. L’enjeu n’est pas technique, mais paradigmatique : on passe d’une laïcité de coopération à une laïcité de contrôle. Le Québec a montré, depuis plus d’un demi-siècle, qu’il est possible d’articuler pluralisme, mémoire religieuse et droits fondamentaux sans adopter une posture défensive. Retrouver cette tradition, c’est refuser que la laïcité soit instrumentalisée pour cibler certains groupes. C’est renouer avec ce qui a fait sa force : une laïcité d’ouverture, fidèle à son histoire et apte à affronter les défis contemporains sans céder à la crispation.
Loïc Bizeul est chercheur postdoctoral à l’Université de Sherbrooke et coordonnateur de la Chaire Droit, religion et laïcité









































