En février 2017, dans une lettre ouverte qu’il remettait aux médias, Norbert Piché, le directeur national du Service jésuite des réfugiés, réclamait la suspension immédiate de l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS), cet accord qui prévoit qu’une personne doit demander l’asile dans le premier pays «sûr» où elle fait son entrée.
Le problème, argumentait-il alors, c’est que depuis l’arrivée du président Donald Trump à la Maison-Blanche, bien des demandeurs d’asile ne se sentent plus du tout «en sécurité aux États-Unis». C’est pourquoi le chemin Roxham, au Québec, est devenu si populaire. Les demandeurs d’asile qui réussissaient à traverser la frontière sans passer par un poste frontalier pouvaient légitimement revendiquer le statut de réfugié au Canada. En utilisant un moyen irrégulier, ils réussissaient ainsi à se soustraire à l’application de l’ETPS.
«Permettons aux personnes en danger de revendiquer le statut de réfugié de manière ordonnée et régulière, à un poste frontalier, sans risque de se faire refouler aux États-Unis», plaidait Norbert Piché il y a six ans.
Mais le vendredi 24 mars 2023, à l’occasion de la visite du successeur de Donald Trump, ce n’est pas à cette demande qu’ont répondu le premier ministre Justin Trudeau et le président Joe Biden. On n’a pas scellé le sort de l’ETPS mais plutôt celui du chemin Roxham. «Vendredi, on n’a pas annulé l’entente, lance-t-il, on l’a plutôt… agrandie.»
Il explique que cet accord, entré en vigueur en 2004, «ne s’appliquait qu’aux postes frontaliers réguliers, pas aux endroits irréguliers comme le Roxham Road».
Dorénavant, toute personne qui entre illégalement au Canada par un passage irrégulier pourra être arrêtée puis expulsée dans les 14 jours suivants.
Cette nouvelle situation inquiète fortement le directeur de la branche canadienne du Service jésuite des réfugiés. «Des gens désespérés vont entrer par d’autres chemins et vont se cacher», croit-il. Sans lieu pour se nourrir et dormir, ils pourraient «subir des blessures graves, mourir même».
Depuis samedi, ce qu’il craignait est bien arrivé. Des individus et des familles se sont présentés malgré tout sur le chemin Roxham. Ils ont été arrêtés, puis ils ont été remis aux autorités américaines. «On ne connaît plus leur sort, on n’a plus de nouvelles d’eux», dit Norbert Piché.
Il est vrai que le Canada s’est engagé vendredi à accueillir «15 000 migrants de plus en provenance de l’hémisphère occidental, et ce, pour des motifs d’ordre humanitaire». «Mais ça représente une goutte dans l’océan», dit-il tout en rappelant que l’an dernier près de 40 000 migrants ont franchi la frontière par le chemin Roxham. «Que va-t-il donc arriver aux autres personnes qui vont demander asile» quand on aura atteint ce nombre? «Où vont-elles aller?», demande-t-il.
Pas de ressources
Le directeur du Service jésuite des réfugiés voudrait bien que le Canada se montre plus accueillant et fasse preuve d’une plus grande compassion. Il reconnaît toutefois que bien des politiciens estiment que «nous n’avons pas les ressources nécessaires pour accueillir tous ceux et celles qui cherchent une protection».

Mais «en nous disputant sur des questions de légalité et de ressources, nous ne voyons pas l’humanité dans la vie de ces demandeurs d’asile», a-t-il écrit dans une récente réflexion publiée par le Service jésuite des réfugiés.
Si nous omettons de reconnaître cette humanité, c’est «parce que nous vivons dans ce riche pays qu’est le Canada».
«Nous ne savons pas ce que c’est que de vivre sous la coupe d’un gang en Haïti. Nous ne savons pas ce que c’est que de vivre au Nigeria où être homosexuel est passible de 14 ans de prison. Nous ne savons pas ce que c’est que d’être une femme en Arabie saoudite qui ne peut être vue en public sans un tuteur masculin. Nous ne connaissons pas la peur constante qu’éprouve un enfant ukrainien lorsqu’il y a des raids nocturnes dans sa communauté. Nous ne savons même pas ce que c’est que d’être un Autochtone dont la communauté fait l’objet d’un avis d’ébullition d’eau», a-t-il ajouté dans son message.
«Ce n’est que lorsque nous rencontrerons ces gens et que nous nous mettrons à leur place que nous commencerons à comprendre, à saisir véritablement dans nos tripes, les terribles expériences qui les ont forcés à fuir leur maison et leur pays.»
Un choix à faire
Dix jours avant la visite au Canada du président Joe Biden, sans connaître la teneur de ce qui serait annoncé pour le chemin Roxham, Norbert Piché invitait déjà les Canadiens à faire un choix.
«Nous pouvons choisir de construire des murs pour essayer d’empêcher les gens de venir au Canada, de garder notre richesse pour nous et de laisser les autres souffrir, et dans certains cas, périr. Ou nous pouvons choisir de construire des ponts, d’accueillir ceux qui ont fui des situations intolérables et de partager ce que nous avons et qui fera de nous de meilleures personnes.»
Vendredi dernier, les politiciens, selon lui, ont choisi de «construire un mur».
Ce n’est pas un «mur physique avec des barbelés », rien de comparable à ce qu’il a vu lors d’un récent séjour à Nogales, en Arizona.
«Mais, tranche Norbert Piché, on est en train de fermer notre porte aux gens. Je crains qu’on soit en train de leur dire: ‘vous n’êtes pas les bienvenus ici, on vous considère comme des illégaux’».