«Amérique latine: plus de 700 religieuses victimes d’abus de pouvoir», indique le bulletin électronique du Vatican à la une de son édition du mercredi 19 octobre 2022. «En Amérique latine, une religieuse sur 10 a été abusée sexuellement par un prêtre», titre, le même jour, le quotidien italien Il Messaggero.
Les deux publications examinent les données que révèle la Confédération latino-américaine des religieux et religieuses (CLAR). Au terme d’une enquête à laquelle ont participé 1417 religieuses de 23 pays des Caraïbes et d’Amérique latine, la CLAR peut affirmer que plus de la moitié des religieuses interrogées (55,2%) ont été victimes d’abus de pouvoir «au sein de leur congrégation, de leur communauté ou dans un environnement ecclésial lié à des lieux ou des institutions appartenant à l’Église».
Bien qu’un grand nombre de ces abus aient été exercés par leurs propres supérieures, des religieuses ont aussi indiqué avoir subi des abus de pouvoir de la part de prêtres associés à leur congrégation, de responsables vocationnels et même d’évêques.
L’enquête de la CLAR a tenu à vérifier si des religieuses d’Amérique latine ont été abusées sexuellement ou spirituellement.
Là encore, les résultats obtenus sont particulièrement troublants. Ainsi, «14,3 % des religieuses interrogées ont déclaré avoir été harcelées par un prêtre, 9,7 % par des laïcs et 8 % par d’autres religieux». Plusieurs religieuses ont aussi été «victimes de passage à l’acte», selon les mots employés par Vatican News. Une sur dix, calcule Il Messaggero. Une donnée tout aussi navrante: seules «neuf de ces victimes ont reçu un soutien thérapeutique au sein de leur communauté».
Enfin, «alors que 61% des religieuses nient l’existence de tout abus spirituel, 30% sont convaincues du contraire». Celles qui reconnaissent que des abus spirituels sont commis dans des congrégations disent qu’ils sont le fait, en majorité, de supérieures, mais aussi de prêtres et de formateurs. Vatican News ajoute qu’un bon nombre «affirment avoir été témoins de situations d’abus spirituel envers une autre personne».
Rien d’étonnant
Pierrette Bertrand, la coordonnatrice de l’Association des religieuses pour les droits des femmes (ARDF), n’est pas surprise par les chiffres dévoilés par la CLAR. «Il n’y a rien d’étonnant ici», dit-elle.
Elle a aussi pris soin, avant de commenter ces données, d’en discuter avec d’autres religieuses membres du conseil d’administration de l’ARDF. Plusieurs d’entre elles ont une bonne connaissance de l’Amérique latine. Certaines y ont œuvré.
«En Amérique latine, la relation entre supérieures et sœurs est souvent très hiérarchique. Le vœu d’obéissance y est appliqué strictement, comme autrefois», explique sœur Bertrand. Elle souligne néanmoins que la «plupart des congrégations, dans le monde, ont évolué» et elle reconnaît que les «jeunes religieuses ne se laissent pas mener par le bout du nez». Elle aimerait bien aller au-delà des chiffres dévoilés par l’enquête et «connaître les causes» de ces abus, pas seulement leurs conséquences.
Concernant les abus de pouvoir, Pierrette Bertrand, qui est aussi animatrice générale des Oblates franciscaines de Saint-Joseph, estime que «ça peut ressembler à ce qui se passe chez nous».
Elle observe que, dans certaines communautés nouvelles ou encore de très jeunes congrégations, «le rôle d’autorité conduit souvent à un excès de pouvoir». Quand les fondateurs, toujours vivants, de ces communautés «deviennent des gourous», on peut alors craindre des abus.
La coordonnatrice de l’ARDF avance que lorsque «le prêtre se définit comme représentant de Dieu et se dit capable d’éclairer la vie spirituelle, c’est de l’abus de pouvoir». La direction spirituelle exercée par de tels prêtres risque même d’emprunter «un chemin vers les abus sexuels», lâche-t-elle.
Le concile Vatican II a pourtant revu les pratiques d’obéissance et l’exercice de l’autorité. Mais l’enquête de la CLAR semble démontrer que ces nouvelles dispositions ne sont pas appliquées par toutes les dirigeantes de congrégations, sans doute d’une autre génération que les religieuses qu’elles regroupent.
Certains chiffres de cette enquête impressionnent et choquent même sœur Bertrand. Six religieuses sur dix, par exemple, nient que les abus sexuels existent dans leur congrégation. «Dans une famille, l’inceste, c’est tabou. C’est encore caché. Dans la vie spirituelle, c’est aussi une réalité que l’on ne veut pas avouer», reconnaît-elle.
Mais, se désole-t-elle, il vaut peut-être mieux tout nier, «car les victimes savent très bien qu’aucune aide ne leur sera apportée». Qu’un maigre nombre de religieuses abusées aient obtenu de l’aide thérapeutique de leur congrégation la bouleverse.
Enfin, Pierrette Bertrand rappelle que dans les années 1960, des «visiteurs canoniques» venaient dans les communautés afin de rencontrer les jeunes religieuses avant qu’elles ne prononcent leurs vœux. «Il y avait là un piège.»
On demandait aux novices si elles avaient eu des expériences sexuelles. «Je vais t’initier pour que tu saches discerner», leur répondait-on. «Ça s’est produit. Je pourrais donner des noms», dit-elle. «Aujourd’hui, cela n’a plus cours. La raison est simple : il n’y a pratiquement plus de jeunes religieuses.»
Système patriarcal
En 2019, la religieuse auxiliatrice Marie-Paule Lebel avait réagi, dans les colonnes de Présence, au contenu du documentaire Abus sexuels sur des religieuses: l’autre scandale de l’Église, présenté sur les ondes de RDI.
«Je veux saluer le courage de ces femmes qui ont rompu le silence et fait éclater ces scandales au grand jour», avait-elle déclaré. Ces femmes, ce sont quatre religieuses et ex-religieuses de France, d’Allemagne et du Canada qui ont osé dénoncer les prêtres et les religieux, souvent leurs directeurs spirituels, qui les ont agressées sexuellement, parfois durant un grand nombre d’années.
Voilà qu’elle apprend que des religieuses d’Amérique latine connaissent un sort semblable. Pour elle, l’enquête de la CLAR démontre une fois de plus «les désastreuses conséquences de ce que nous ne cessons de dénoncer, soit un système patriarcal qui n’a rien à voir avec l’Évangile, où l’autoritarisme en est le principal garant».
«Il n’est pas surprenant de lire que 52% des abus de pouvoir sont exercés par des supérieurs religieux qui se nourrissent de cette même déviance institutionnelle. Dans les communautés religieuses féminines, si le pouvoir, qui devrait être essentiellement service, est exercé par une tête patriarcale, le résultat est le même.»
Sœur Lebel note, selon les mots de saint Paul, que toutes et tous sont appelés «à vivre non pas en esclaves mais en femmes et hommes libres.». La vie religieuse, dit-elle, «ne doit pas y faire exception».
Politiques de prévention
Directeur général de la Conférence religieuse canadienne (CRC), le père Alain Ambeault concède que «la réalité des religieuses abusées de diverses façons fait partie du triste paysage historique de l’Église catholique romaine», partout dans le monde.
Disant appuyer cette initiative de la CLAR «tout autant que la divulgation limpide des résultats», il estime qu’elle doit être suivie par «une réflexion sérieuse sur le contexte qui a occasionné ces tristes situations et les moyens de faire en sorte qu’elles ne se reproduisent plus».
«Il faut déconstruire les mécanismes d’autorité non appropriés qui engendrent des abus de toute sorte», ajoute-t-il.
Si une telle enquête était menée au Canada, obtiendrait-on des résultats semblables? «C’est difficile à dire, répond-il. Toutefois, nous ne nions pas le fait que notre pays ne fait pas exception à ces dérives historiques du catholicisme et de la réalité propre des religieuses en son sein.»
Le père Ambeault rappelle que la CRC insiste auprès de ses membres pour que «des politiques claires et précises de prévention de ces abus soient adoptées dans chaque congrégation canadienne».