Dans les années 1950, Jean Vanier, celui qui cofondera L’Arche en 1964, habitait dans une communauté dirigée par un religieux dominicain, le père Thomas Philippe. En 1954, apprend-on aujourd’hui, le fils du gouverneur général du Canada Georges Vanier a multiplié les démarches afin d’être ordonné prêtre et incardiné dans l’archidiocèse de Québec, alors qu’il vivait en France depuis un bon moment.
En 1956, le Saint-Office (aujourd’hui le dicastère pour la doctrine de la foi) s’est opposé à l’ordination de Jean Vanier et a exigé qu’il suive une formation de plusieurs années «afin de le ‘désintoxiquer’ de son attachement à son ‘Maître’». Le dominicain Philippe venait d’être reconnu coupable, par le Vatican, «d’abus sexuels graves sur des femmes adultes, impliquant le sacrement de la pénitence, de faux mysticisme pour justifier de tels actes» et même «d’un avortement provoqué».
C’est l’une des révélations contenues dans le rapport que rend public aujourd’hui la Commission d’étude mandatée par L’Arche Internationale en 2020, afin de documenter «les mécanismes de l’emprise psychologique et des abus sexuels dont ont été accusés Thomas Philippe et Jean Vanier».
Ce rapport de 900 pages confirme que le Canadien Jean Vanier (1928-2019) a adhéré «dès le début des années 1950 aux théories déviantes du père Thomas Philippe».
«Cette filiation au père Thomas, à sa doctrine et aux pratiques qui s’y rapportent ont été des éléments structurants de [la] personnalité» du fondateur de la communauté de L’Arche, reconnaît-on aujourd’hui.
Pratiques mystico-sexuelles
La communauté de l’Eau vive a été fondée en France par Thomas Philippe, en 1945. En septembre 1950, le fils de Georges et de Pauline Vanier joint ce groupe «à mi-chemin entre la communauté religieuse, l’auberge de jeunesse chrétienne et le collège universitaire à l’américaine».
Jean Vanier renonce alors à la carrière militaire et «veut désormais se consacrer à Dieu en commençant par discerner la forme exacte de sa vocation». Il séjournera durant six ans à l’Eau vive et prendra même la direction de la communauté lorsque le père Philippe en sera écarté par les autorités religieuses.
La commission d’étude révèle que, du mois d’avril 1952 jusqu’à la fin du procès canonique de Thomas Philippe, Jean Vanier sera initié «aux pratiques mystico-sexuelles de son père spirituel». Ce dernier raconte avoir vécu «une expérience d’union mystique avec Marie», la mère de Jésus. Depuis, «il ressent le besoin de faire vivre ces «grâces» à d’autres et développe des arguments théologiques pour justifier ses pratiques sexuelles avec des religieuses ou de jeunes femmes laïques en quête de vocation religieuse», indiquent les auteurs du rapport.
Cardinal Maurice Roy
En 1954, Jean Vanier informe ses parents qu’il a entrepris des démarches auprès du 11e archevêque de Québec, Mgr Maurice Roy (nommé cardinal en 1965), en vue de son ordination et de son incardination dans cet archidiocèse.
«Ces négociations visent à convaincre Mgr Roy d’ordonner J. Vanier, de l’incardiner dans son diocèse, et d’obtenir dans le même temps son maintien durable à l’Eau vive», indique-t-on.
Jean Vanier vit et réside alors dans le diocèse français de Versailles. «Malgré cette situation géographique, il manifeste par sa démarche sa volonté de ne pas être incardiné en France. Le but, jamais complètement avoué, est d’éviter de se trouver sous le contrôle d’un évêque pouvant facilement se renseigner sur l’Eau vive. Cela limite ses possibilités de connaître la situation complexe dans laquelle se trouve le jeune homme et les griefs qui s’accumulent contre lui en France et au Saint-Office. La distance réduit également sa capacité à exercer le devoir de formation et de contrôle qu’un évêque se doit d’assurer.»
De son côté, l’archevêque de Québec est plutôt d’avis qu’une incardination en France permettrait d’«éviter quelque lacune dans sa formation ecclésiastique et [de] lui assurer un milieu plus fraternel quand il commencera à exercer son ministère».
Mais des amis de Jean Vanier, dont un qui fut professeur de Mgr Roy quand il était étudiant à Paris, envoient à l’archevêque des lettres qui le convaincront, fin 1955, de «donner un accord de principe» à ce projet. Il reste alors à négocier la date de l’ordination et surtout la durée du «stage» que Jean Vanier devra faire au séminaire de Québec.
Le 25 mai 1956, Jean Vanier reçoit «une lettre chaleureuse de Mgr Roy qui lui précise les modalités de son séjour» précédant son ordination prévue avant la fin de l’année en cours.
Toutefois, quatre jours plus tard, l’archevêque de Québec reçoit une lettre du cardinal Giuseppe Pizzardo, secrétaire du Saint-Office, où sont annoncées «les mesures prises à l’encontre de Jean Vanier en des termes particulièrement sévères».
«Ce jeune homme a montré une absence totale de jugement dans l’appréciation de la responsabilité morale d’une personne dont il connaissait les égarements et qu’il a défendue au-delà des limites de la vraie charité, en le faisant passer autour de lui pour un saint méconnu», écrit le cardinal Pizzardo.
«C’est la douche froide, écrivent les auteurs du rapport qui vient d’être rendu public. Si la décision avait traîné encore six mois, Jean Vanier aurait été ordonné.»
Jean Vanier doit quitter l’Eau vive «avant le 30 juin». Il se retire alors dans des maisons religieuses afin de «prier dans la solitude». La commission d’étude précise toutefois que cette réclusion était partielle, Jean Vanier voyageant beaucoup, notamment «à Rome pour voir clandestinement Thomas Philippe».
En décembre 1956, Jean Vanier met une croix sur son projet d’ordination. «La fidélité ‘absolue’ à Thomas Philippe motive son choix», indique-t-on. Son ‘attente’ de connaître ‘ce que Jésus lui demandera’ se confond avec l’attente de la ‘libération’ de son maître.» Jean Vanier ne sera jamais ordonné prêtre, ni au Québec, ni ailleurs.
Fondateur des communautés de L’Arche, grand défenseur des personnes ayant une déficience intellectuelle, Jean Vanier est décédé le 7 mai 2019 à Paris. En février 2020, une première enquête interne commandée par ce mouvement révélait que «Jean Vanier a profité de sa position au sein de L’Arche pour avoir des relations sexuelles ‘manipulatrices’ avec au moins six femmes».
Les gestes reprochés se sont déroulés à Trosly-Breuil, là où L’Arche a été fondée en 1964 et où le père Thomas Philippe et Jean Vanier ont vécu pratiquement en permanence jusqu’à leur mort.