Le 7 mai 2019, lors du décès de Jean Vanier, le cardinal Gérald Lacroix, comme tant d’autres cardinaux du monde entier, a salué sa vie, sa grande foi et surtout son engagement indéfectible auprès des personnes atteintes de déficience intellectuelle.
«Un grand témoin de l’Évangile a terminé sa mission sur terre. Jean Vanier a été séduit par Jésus et pendant toute sa vie, il a témoigné de sa foi. Il a prêché l’Évangile avec force et tendresse. Nous sommes fiers de ce grand Canadien», a déclaré l’archevêque de Québec dans le premier des deux gazouillis qu’il a consacrés au décès du cofondateur de L’Arche.
Dans les archives de l’archidiocèse de Québec, il y a pourtant une lettre qu’a acheminée en 1956 le secrétaire du Saint-Office, le cardinal Giuseppe Pizzardo, à l’un des prédécesseurs du cardinal Lacroix. Dans cette missive, le représentant du Vatican annonce «les mesures prises à l’encontre de Jean Vanier en des termes particulièrement sévères». Il réagit en fait aux projets d’ordination sacerdotale et d’incardination dans l’archidiocèse de Québec qu’avait présentés Jean Vanier à Mgr Maurice Roy dès 1954.
«Ce jeune homme a montré une absence totale de jugement dans l’appréciation de la responsabilité morale d’une personne dont il connaissait les égarements et qu’il a défendue au-delà des limites de la vraie charité, en le faisant passer autour de lui pour un saint méconnu», a écrit le cardinal Pizzardo le 29 mai 1956.
Ce n’est que le lundi 30 janvier 2023, six décennies plus tard, que le public apprend l’existence de cette cinglante lettre envers Jean Vanier. C’est la Commission d’étude mandatée par L’Arche Internationale afin de documenter «les mécanismes de l’emprise psychologique et des abus sexuels» dont ont été accusés Jean Vanier et Thomas Philippe, son mentor, qui en a dévoilé de larges extraits.
Dans le deuxième gazouillis qu’il a rédigé le jour même du décès de Jean Vanier, le cardinal Lacroix l’a qualifié de «prophète des temps modernes». La Commission d’étude a d’ailleurs qualifié de «processus de canonisation médiatique» tous les éloges qui lui ont été faits de son vivant.
Les successeurs de l’archevêque Maurice Roy ont-ils eu connaissance de la lettre de mai 1956 ? Présence a cherché à élucider la question.
Archives diocésaines
C’est bien l’archidiocèse de Québec qui a remis la lettre du cardinal Pizzardo aux auteurs de l’enquête sur Jean Vanier et sur le dominicain Thomas Philippe.
Les rédacteurs du rapport de la Commission d’étude expliquent qu’après avoir reçu leur mandat en 2020, ils ont demandé l’accès aux Archives de l’archidiocèse de Québec. Ils ont présenté «une lettre de mission de L’Arche», soit les raisons qui motivaient leur enquête sur Jean Vanier. La réponse de Québec fut rapide et la collaboration harmonieuse. «Très simplement, en quelques jours à peine, sans débat, ni questionnement, nous avons obtenu copie des quelques documents contenus dans le dossier ‘Jean Vanier’», ont-ils indiqué. (Ce fonds diocésain contient des lettres écrites par Jean Vanier, par son père Georges, futur gouverneur général du Canada, par l’abbé Daniel-Joseph Lallement, un amis des parents de Jean Vanier et un ancien professeur de Mgr Maurice Roy, et par le cardinal Pizzardo.)
L’attachée de presse du cardinal Lacroix confirme cette bonne entente entre les archives diocésaines et les auteurs du rapport d’enquête.
«La chancellerie a collaboré à l’enquête, avec l’accord de l’archevêque de Québec. Les documents pertinents concernant la demande de Jean Vanier faite à Mgr Maurice Roy pour accéder à l’ordination presbytérale ont été transmis par l’archiviste au chancelier, le chanoine Jean Tailleur, qui les a remis à l’enquêteur», dit Valérie Roberge-Dion.
«Seuls les enquêteurs ont donc eu la lettre [du cardinal Pizzardo] entre les mains.» Cette lettre «fait partie du dossier personnel de Mgr Roy», précise toutefois Valérie Roberge-Dion.
Donc, «en quelques jours à peine», un archiviste a déniché des documents concernant la demande d’ordination qu’avait présentée six décennies plus tôt le futur cofondateur de l’Arche.
Mais depuis quand un «Fonds Jean Vanier» existait-il à Québec? Ou est-ce plutôt dans les archives privées du cardinal Roy que l’archiviste a fouillé dès qu’il en a reçu la permission? Il n’a pas été possible de démêler cet imbroglio archivistique avec Pierre Lafontaine, l’archiviste de l’archidiocèse. «Il n’est plus à l’emploi des services diocésains», précise la porte-parole de l’archidiocèse. Selon le site Web des Archives de l’archidiocèse de Québec, Pierre Lafontaine est retraité depuis 2020, la même année où la Commission d’étude sur Jean Vanier et Thomas Philippe a entrepris ses recherches.
Un document caché?
Rien ne permet d’affirmer aujourd’hui que les archevêques qui ont succédé au cardinal Maurice Roy ont appris, par leurs archivistes, l’existence de la lettre du cardinal Pizzardo contenue dans le «Fonds Jean Vanier» ou dans le dossier personnel du cardinal. Et rien ne permet de supposer que les archevêques Louis-Albert Vachon, Maurice Couture et Marc Ouellet ont pris connaissance du contenu de ce document durant leur mandat épiscopal.
Dans leurs réponses aux questions de Présence, les auteurs du rapport de la Commission d’étude se disent même convaincus que, selon «l’état de notre documentation», Mgr Maurice Roy «n’a pas couvert ou caché quoi que ce soit».
«En 1956, il ne savait alors rien de l’inconduite morale de Jean Vanier, ni de la « secte », ni des pratiques mystico-sexuelles de la secte» que celui-ci avait formée avec le père Philippe. D’ailleurs, «en 1956, le Saint-Office ne sait même pas cela pour Jean Vanier».
Selon les enquêteurs, la lettre du cardinal Pizzardo que leur a remise le chancelier de l’archidiocèse de Québec concerne avant tout la question de l’ordination future du jeune Jean Vanier. «Il ne peut pas être ordonné en l’état. Il doit passer du temps dans un vrai séminaire pour être vraiment formé. La condition est très ferme.»
Quant aux reproches contenus dans la lettre du cardinal Pizzardo, ils ne concernent aucunement des abus que Jean Vanier aurait commis. On y déplorait plutôt, en «termes très sévères», son entêtement à suivre et à défendre le père Thomas Philippe, un homme dont il connaissait les «égarements» et qui venait d’être sanctionné par le Vatican.
Ordination et incardination
N’empêche que ce fut une surprise pour plusieurs d’apprendre qu’entre 1954 et 1956, Jean Vanier avait multiplié les démarches auprès de l’archevêque de Québec afin d’y être ordonné prêtre au Québec alors qu’il résidait en France, dans le diocèse de Versailles.
Les auteurs de l’enquête confirment que «le projet d’incardination à Québec est connu au moins depuis 2007». L’auteure Kathryn Spink mentionne cette information dans Jean Vanier et l’aventure de l’Arche (Novalis). Cependant, «ce qui n’était pas connu, c’est l’intervention du Saint-Office en 1956 auprès de l’archevêque de Québec pour obliger Jean Vanier à demeurer plusieurs années dans un séminaire, une condition qu’il refuse afin de demeurer en France auprès de Thomas Philippe», disent-il.
La lettre du cardinal Pizzardo
La lettre qu’a envoyée le cardinal Pizzardo à l’archevêque de Québec le 29 mai 1956 se trouve dans deux centres d’archives, ont aussi confirmé les auteurs de l’enquête sur Jean Vanier. L’archidiocèse de Québec possède la lettre qu’a reçue Mgr Roy. De son côté, le service des archives du dicastère pour la doctrine de la foi (autrefois appelé le Saint-Office) a une copie de cette lettre.
Présence a demandé aux auteurs du volumineux rapport (908 pages) publié lundi si l’agence de presse pouvait obtenir cette lettre dans son intégralité. «Nous ne pouvons pas la transmettre», ont-ils répondu. «Seul le propriétaire de l’archive est autorisé» à la rendre publique.
À l’archidiocèse, on répète que la missive fait partie du «dossier personnel» du cardinal Maurice Roy – et non pas d’un dossier étiqueté «Jean Vanier», comme l’on mentionné les auteurs de l’enquête. Cette attribution expliquerait pourquoi la correspondance entre Mgr Roy et le cardinal Pizzardo n’est pas accessible aux chercheurs et aux journalistes. «Notre politique pour l’accès des chercheurs aux dossiers personnels est de 70 ans après la fin du mandat de la personne, une pratique courante en archivistique», précise l’archidiocèse.
Archevêque de Québec du 2 juin 1947 au 20 mars 1981, le cardinal Maurice Roy est décédé le 24 octobre 1985. Ses archives personnelles seront donc accessibles aux chercheurs en 2051.
Des archives réapparaissent
Président du Regroupement des archivistes religieux (RAR), David Bureau ne serait pas surpris d’apprendre que tous les archevêques qui ont succédé au cardinal Roy n’ont jamais lu le contenu de la lettre reçue du cardinal Giuseppe Pizzardo. Ni même soupçonné son existence.
Il explique que bon nombre de documents, lorsqu’ils sont acquis par les services des archives, dans l’Église ou ailleurs, prennent d’abord un certain temps à être traités. «L’accès [aux chercheurs] n’est pas immédiat». De plus, «les documents ne sont pas toujours bien identifiés dans les boîtes reçues». Il donne l’exemple de l’archiviste qui reçoit un volumineux dossier intitulé «Correspondances». «Il n’a aucune idée des personnes qui sont mentionnées et des sujets abordés» dans ces nombreuses lettres.
Selon le président du RAR, «tant et aussi longtemps qu’une opportunité de recherche ne se présente pas, il sera difficile pour un archiviste de savoir ce qui se trouve dans les documents et les dossiers» dont il a la garde. Il ne faut donc pas s’étonner qu’une lettre puisse réapparaître soixante ans après sa réception.
David Bureau croit que ce sont les allégations d’inconduite contre Jean Vanier, en 2020, qui ont permis de retrouver cette lettre dans les archives personnelles du cardinal Maurice Roy. «On a cherché des informations à cet endroit parce qu’il y avait des accusations.»
C’est logique. Si on fait des recherches archivistiques afin souligner l’œuvre d’une personne, «on ne cherchera pas dans la correspondance avec ses supérieurs». On cherchera plutôt des témoignages de gens qui ont connu l’individu que l’on veut honorer. «Mais quand on est dans la recherche d’informations concernant des actes criminels, l’archiviste va alors investiguer de façon beaucoup plus large», dit-il.
Un audit utile
André Denis, juge retraité de la Cour supérieure du Québec, connaît bien le monde des archives diocésaines. En 2021 et 2022, à la demande de l’archevêque de Montréal, il a examiné rigoureusement les documents, y compris secrets, conservés par une dizaine de diocèses québécois. Son mandat était clair: vérifier si des pièces qui s’y trouvent et indiquent que des abus ont pu être commis par des prêtres sans avoir été sanctionnés.
«Un juge est capable de voir ce qu’il y a dans un dossier mais aussi ce qu’il manque. Si on a des devoirs à refaire ou des clarifications à obtenir, il va nous le faire savoir», avait alors dit l’archevêque Christian Lépine.
Le juge Denis a fait plusieurs découvertes. Dans son rapport, il indiquait avoir identifié 87 abuseurs dans neuf diocèses. Au moins un autre diocèse lui a demandé depuis de faire un tel audit dans ses archives. Là aussi, il a eu accès, sans difficulté, aux documents diocésains, aux correspondances des évêques, aux dossiers personnels des prêtres ainsi qu’aux archives secrètes.
Le juge retraité André Denis se penche depuis lundi sur l’accablant rapport dévoilé par les enquêteurs mandatés par L’Arche afin de faire la lumière sur les agissements de Jean Vanier et de Thomas Philippe. Une lecture difficile, dit-il. «Je suis consterné. Je ne comprends pas. Jean Vanier était un homme pour qui on avait tous un si grand respect.»
Il a bien noté dans ce rapport de 908 pages les mentions concernant l’archidiocèse de Québec, ses archives ainsi que ces lettres acheminées à l’archevêque Maurice Roy entre 1954 et 1956.
Là encore, il manifeste son incompréhension. «À Québec, on aurait dû le savoir. Je ne m’explique pas que des documents de 1954 et 1956 n’ont pas été portés à la connaissance des gens» en autorité.
«Si j’avais fait l’audit de cet archidiocèse, de telles lettres entre un représentant du Vatican et un archevêque auraient attiré mon attention. J’aurais souligné cela à l’archevêque dans mon rapport.»
«Est-ce que l’archevêque de Québec actuel savait que [l’un de ses] prédécesseurs avait reçu ces documents?» Cette question est pertinente, estime le juge retraité.
«Mais il fort possible qu’il n’en savait rien», s’empresse-t-il d’ajouter. «Mais si j’avais fait un audit à Québec, et là je prêche pour ma paroisse, lance-t-il, j’aurais dit ceci à l’archevêque: ‘il y a un problème avec L’Arche, avec Jean Vanier, et des mesures s’imposent’».
D’accord, reconnaît-il, «c’est facile de dire cela» aujourd’hui, alors que le rapport d’enquête vient d’être publié. Il est vrai, révèlent aussi les auteurs de l’enquête, qu’on a «manipulé la hiérarchie catholique» et qu’on «a eu affaire à des séducteurs». Mais, le juge retraité André Denis persiste: «on aurait dû savoir».
Le rapport avance, a-t-il aussi noté, «que les communications entre les différentes instances de l’Église n’ont pas été adéquates». Les évêques auraient dû être informés de la teneur des documents qui se trouvaient dans les archives du Saint-Office, aujourd’hui le dicastère pour la doctrine de la foi. Les évêques canadiens n’auraient pas dû apprendre ces derniers jours qu’il y a plus de soixante ans, un jeune homme qui sera qualifié plus tard de «prophète des temps modernes» et de «saint», demandait à être ordonné au Québec, ce qui lui fut refusé, notamment en raison de sa proximité avec son père spirituel écarté du ministère, Thomas Philippe.
«L’étude des archives est utile», conclut le juge Denis. «Elle permet de connaître ce qu’on ne savait pas.»