«Nous demandons aux intervenants de toutes les confessions religieuses et de tous les groupes confessionnels qui ne l’ont pas déjà fait de répudier les concepts utilisés pour justifier la souveraineté européenne sur les terres et les peuples autochtones, notamment la doctrine de la découverte et le principe de terra nullius». (Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015, appel à l’action 49).
La doctrine de la découverte peut paraître un sujet abstrait. Cependant, elle est dénoncée dans des milieux autochtones parce qu’elle aurait des impacts très concrets sur la vie des peuples autochtones. La Commission royale sur les peuples autochtones l’a évoqué, et plus tard le Forum permanent des peuples autochtones à l’ONU. Divers chercheurs souvent autochtones s’y sont intéressés, au Canada, aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande et ailleurs, jusqu’en Amérique latine.
En 2015, la Commission de vérité et réconciliation demandait au gouvernement fédéral et aux Églises, à commencer par l’Église catholique, de répudier la doctrine de la découverte, car elle aurait orienté la vision sous-jacente à l’entreprise des pensionnats pour Autochtones. Il est aussi affirmé que la doctrine entrave la reconnaissance des droits territoriaux des peuples autochtones. En effet, ladite doctrine est réputée avoir migré en droit international et dans la jurisprudence des états coloniaux, dont le Canada.
La doctrine de la découverte est une doctrine au sens juridique, quoique issue de décrets papaux (bulles) du XVe siècle qui établissaient des règles de partage des terres découvertes ou à découvrir et qui n’étaient pas peuplées par des chrétiens. Il s’agit notamment de la bulle Inter cætera (1493), qui réglait le partage de l’Amérique, mais cela concernait déjà l’Afrique un peu plus tôt. Les bénéficiaires de ce partage furent d’abord le Portugal et l’Espagne. Subséquemment, la France et la Grande Bretagne se joignirent à ce club sélect.
Voilà le principe: juridiquement parlant, une terre habitée par un peuple non chrétien – entendre du même coup non civilisé au sens européen – est considérée comme terra nullius, terre vacante ou de personne. Précisons que ce concept avait été inventé par les Romains en un sens différent de celui qui fut intégré beaucoup plus tard à la fameuse doctrine – et très longtemps après les bulles papales concernées. Quoiqu’il en soit, dans cette logique déshumanisante, le premier chrétien qui pose le pied sur une telle terre vacante est considéré comme le premier découvreur. Par conséquent, un royaume chrétien peut en prendre possession.
Au Canada, les Églises concernées par le système des pensionnats ont répudié les principes de la doctrine de la découverte. Du côté catholique, une déclaration commune de répudiation fut émise en 2016 par la Conférence des évêques catholiques du Canada, la Conférence religieuse canadienne, le Conseil autochtone catholique du Canada et Développement et Paix.
Quelle validité, quel impact?
Cette déclaration très élaborée apportait une nuance importante. Elle formulait sa répudiation en soutenant que les décrets papaux du 15e siècle, d’une part, n’avaient jamais eu d’autre but que celui de défendre ou de propager la foi chrétienne, et que d’autre part elles avaient perdu toute validité juridique depuis des siècles. À proprement parler, il n’y a plus rien à abolir aujourd’hui. Selon cette position, la doctrine de la découverte relève maintenant exclusivement des états et des tribunaux séculiers.
C’est précisément sur la base de ce raisonnement que le Saint-Siège n’a pas encore répondu à la demande de la Commission de vérité et réconciliation. Cependant, le refus romain de répudier cette doctrine porte à malentendu et suggère que le Saint-Siège continue d’adhérer à la doctrine de la découverte, ce qui n’est pas le cas.
Dans les limites de mon expertise théologique, je trouve correcte à bien des égards l’argumentation de la déclaration de 2016. Il apparaît que les jugements de la Cour suprême des États-Unis (1823) et de la Cour suprême du Canada (1887) qui ont fondé juridiquement le droit du premier découvreur ne font pas référence aux décrets papaux mais à des principes de common law, liés au présupposé que les peuples autochtones ne possédaient pas les institutions qui fondent un titre de propriété, c’est-à-dire un gouvernement et des lois, et qu’ils se contentaient d’errer sur des territoires en friche. Deux présupposés battus en brèche aujourd’hui mais où on ne reconnait pas le contenu des décrets papaux concernés.
Parlant d’abolition des décrets papaux concernés, on se doit de citer un autre décret papal, celui-là de 1537, Sublimis Deus. Le pape Paul III y tranche un débat théologique bien connu sur la question «les Autochtones ont-ils une âme?». Nous connaissons sa réponse :
«Nous […] considérons […] que les Indiens sont véritablement des êtres humains et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. […] Nous définissons et déclarons par cette lettre apostolique […] que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs biens, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage; si cela arrivait malgré tout, cet esclavage serait considéré nul et non avenu.» (Paul III, Sublimis Deus, 1537).
Dans l’émergence de la doctrine de la découverte, la responsabilité romaine est réelle. Les décrets concernés ont bel et bien initié un partage des territoires autochtones sans égard à leurs populations. Il m’arrive tout de même de songer que si le pape François finissait par répudier les décrets incriminés, il pourrait reprendre mot-à-mot la formulation de Paul III.
On peut en tirer deux conclusions différentes. Voici la première: la demande autochtone de répudiation est sans objet et l’Église l’a abolie il y a 500 ans. Mais ce serait une conclusion bien superficielle. Ce qui nous mène à la seconde conclusion, plus pertinente et utile.
Un imaginaire de la découverte
Cette deuxième conclusion est un constat: Sublimis Deus n’a pas protégé les Autochtones des pensionnats. C’est un fait, ce système a été conçu selon un imaginaire de la découverte et de la terre vacante. Les archives gouvernementales et ecclésiales abondent en justifications morales des pensionnats: il y est postulé que les terres autochtones sont nullius, que la culture des communautés autochtones est pauvre, que les coutumes familiales ne font pas le poids devant les impératifs civilisationnels et missionnaires, et qu’on peut disposer des enfants comme d’ardoises qu’on effacerait pour y réécrire à loisir. En prendre possession, en quelque sorte. Les «priver de leur liberté», n’en déplaise à Sublimis Deus.
Au-delà des considérations juridiques, on peut donc parler d’un imaginaire de la découverte et de la terre vacante. Il est trop bien ancré pour que des déclarations bien senties en viennent à bout. Paul III se prononçait bien quelques siècles avant les pensionnats; voilà de quoi méditer en cette saison des excuses… Des expressions de réconciliation, il faudra bien passer à une posture de décolonisation.
Au-delà de la religion, une culture à défaire
La doctrine de la découverte ne concerne pas uniquement l’Église. L’essence du droit du découvreur, on pourrait la résumer ainsi: il n’y a rien d’autochtone qui ne soit susceptible d’appropriation. Même les enfants! C’est ce qu’ont montré le projet des pensionnats, puis plus tard la rafle des années 1960, tout aussi bien que les territoires, les artefacts, le sacré, la mémoire, voire l’identité. Pour les territoires, par exemple, l’idée subsiste que les peuples autochtones ne les «valorisaient» pas, et donc qu’ils font de la vaine obstruction en empêchant les Blancs de les exploiter, c’est-à-dire de les mettre en valeur. Pour le sacré, qu’on songe à ces néo-chamanes qui peuvent aller jusqu’à se présenter comme les vrais dépositaires et les meilleurs interprètes des croyances et rituels autochtones. Pour le territoire, qu’on songe au terme «occupation humaine» pour parler des habitants autochtones d’un territoire donné, avant les premiers contacts; comme si tous ces peuples n’avaient été que des sans-papiers, des squatters millénaires, avant que n’arrivent les Européens. Comme on le voit, l’imaginaire de la découverte rejoint la problématique de l’appropriation culturelle, spirituelle et territoriale.
Abolir la doctrine de la découverte
Je ne pense pas qu’une répudiation formelle de la doctrine de la découverte par le Saint-Siège aurait un impact juridique sur la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Si la religion avait un tel impact sur les décisions des tribunaux canadiens, cela ne passerait pas inaperçu puisqu’elle contredirait la règle de la séparation de l’Église et de l’État. Des éléments contribuent déjà à l’abolition de la doctrine de la découverte:
- Des jugements qui reconnaissent déjà des droits ancestraux autochtones — et qui créent une nouvelle jurisprudence.
- L’éducation aux réalités et à l’histoire autochtones: les jeunes générations en connaissent plus sur les sociétés traditionnelles autochtones que leurs parents, et ils sont moins susceptibles de croire que les peuples autochtones de jadis étaient sauvages et désœuvrés.
- La sensibilisation, qui est bien plus marquée aujourd’hui grâce au travail des militants autochtones et de leurs alliés, et grâce à des médias qui en parlent davantage qu’il y a seulement 10 ans.
- L’éducation à la Déclaration sur les droits des peuples autochtones des Nations Unies, à ses principes et aux modalités de son application concrète, car elle représente à maints égards une contre-doctrine de la découverte.
En 2016, les instances canadiennes de l’Église catholique ont répudié la doctrine de la découverte, en réponse à la demande de la Commission de vérité et réconciliation. Une répudiation par le Saint-Père scellerait officiellement cette répudiation. Cependant, pour passer de la parole aux actes, le plus important en matière d’engagement reste la participation concrète au travail de décolonisation culturelle, dans une perspective de réparation et de restitution. L’Église doit participer à ce chantier avec l’ensemble de la société civile. Une déclaration du pape en ce sens donnerait le ton pour la suite de la réconciliation.
Jean-François Roussel, professeur agrégé, Institut d’études religieuses, Université de Montréal.