Dans ma famille, quand j’étais jeune, tout le monde avait la foi et presque tout le monde était pratiquant. Quand j’allais à la messe, je constatais bien que les prêtres avaient une sorte de statut spécial – je les percevais comme les «chefs» de tout ça —, mais je n’en tirais pas la conclusion que les hommes, en Église, étaient supérieurs aux femmes, pour une raison bien simple: à la manière du moine laïc italien Enzo Bianchi, je pourrais dire que «j’ai grandi dans la foi accompagné surtout par des femmes croyantes».
Les hommes de ma famille – mon père et mon grand-père paternel — et de mon entourage étaient, je l’ai dit, catholiques, mais ce sont les femmes qui, au quotidien, rendaient la foi présente et vivante. C’est ma mère, qui lisait des livres religieux, qui faisait de sympathiques rappels évangéliques et qui insistait pour que nous allions à la messe; c’était sa sœur, ma tante Gaby, missionnaire au Pérou pendant des années, qui nous donnait en cadeau des livres religieux pour jeunes; c’était nos enseignantes, au primaire, qui nous guidaient dans le cheminement vers les sacrements. Monsieur le curé venait faire un tour en classe de temps en temps, on le voyait parler en avant à la messe la fin de semaine, mais ce n’est pas lui qui m’a appris à être croyant. Ce sont des femmes.
De la méfiance
L’Église prend-elle la mesure de leur importance dans son existence et dans son fonctionnement? On peut en douter. En 2011, dans la revue Études, le théologien jésuite Joseph Moingt soulignait le problème. «La plupart des femmes dévouées à l’Église, écrivait-il, sont loin d’ambitionner le presbytérat ou de revendiquer du pouvoir; cela ne les empêche pas d’être blessées par la méfiance dont elles se sentent l’objet.»
Il ne s’agit pas tant d’un enjeu de pouvoir, encore que cela a son importance, que d’une affaire de reconnaissance. Depuis Vatican II, note l’historien Christophe Dickès dans Le Vatican. Vérités et légendes (Perrin, 2018), il y a plus de femmes au Vatican, mais elles occupent rarement des fonctions centrales. «Comme l’explique Bénédicte Lutaud dans La Vie (janvier 2017), écrit Dickès, le sujet n’est pas tant l’ordination des femmes que leur invisibilité dans les espaces décisionnels ou les lieux de débats comme le synode.»
Et si on prenait Jésus comme modèle, suggère Enzo Bianchi dans Jésus et les femmes (Novalis, 2018), un bel essai dont l’intention est de «réfléchir sur les fondements évangéliques du rôle des femmes dans la communauté chrétienne», en se basant «sur la conduite de Jésus à leur égard».
De subalternes à égales
À l’époque de la venue du Messie, rappelle Bianchi, «les femmes étaient des sujets marginaux et subalternes». On pouvait chanter leurs vertus de mère et d’épouse, mais ça finissait là, comme on dit. Ce qu’on considérait comme le sommet de l’existence, l’instruction religieuse, était réservé aux hommes. Le Christ brise le moule. «Le comportement de Jésus montre sa totale liberté par rapport aux mœurs patriarcales et aux préjugés de son temps, confirme l’historien Jean-Christian Petitfils dans son indispensable Dictionnaire amoureux de Jésus (Plon, 2015). Ainsi admet-il la pleine égalité des femmes devant Dieu. Ce ne sont pas de simples servantes.»
Bianchi partage ce point de vue et l’illustre en proposant de fines et profondes lectures de tous les épisodes évangéliques qui mettent des femmes, autres que la mère de Jésus, qui a un statut d’exception, en vedette. Les Synoptiques (Matthieu, Marc et Luc), note-t-il, confirment qu’il y avait «plusieurs femmes» dans l’entourage de Jésus et parmi ses adeptes. «À cette époque-là, continue l’essayiste, que des femmes suivent un rabbi, un maître, était sans précédent.» Plus encore, rapportent les évangélistes, ce sont certaines d’entre elles, et non les Douze, qui seront avec Jésus à l’heure de la Passion et de la Croix ainsi qu’au matin de Pâques. Ces femmes, dont Marie de Magdala, ne sont pas des subalternes.
Bianchi évoque ensuite avec subtilité les figures féminines des Synoptiques. Jésus, explique-t-il, met fin à l’exclusion de la femme souffrant d’hémorragie, en montrant que l’impureté n’est pas une affaire de sang, mais de conscience; il guérit la fille d’une femme étrangère, qui lui fait comprendre, avance Bianchi, que la miséricorde de Dieu n’est pas réservée à Israël; il accueille la pécheresse amoureuse dans la maison de Simon le pharisien, contre l’avis de son hôte, pour enseigner que «la vraie conversion ne se réalise pas lorsqu’on devient parfait, très pur, mais lorsque le péché devient amour»; à Béthanie, avant sa Passion, dans la maison d’un lépreux, il laisse une femme l’oindre d’un parfum de grand prix, malgré l’irritation que cela provoque chez ses amis, aveugles à la quintessence de la foi qu’exprime le geste. Jésus va mourir. «Cette femme, écrit Bianchi dans un des plus beaux passages du livre, l’a pressenti […] et, poussée par l’amour viscéral pour Jésus, a obéi à cette impulsion sans toutefois mettre cet amour en concurrence avec l’amour pour le pauvre, car Jésus lui-même est pauvre et pleurant sur le chemin vers la Croix.» Les femmes, souvent, révèlent des vérités que les hommes tardent à saisir.
Une soif partagée
Bianchi n’oublie pas l’évangile de Jean, dans lequel, note-t-il, les femmes «ont une personnalité bien définie, sont des sujets de dialogue et de confrontation avec Jésus». C’est le cas, évidemment, de la Samaritaine, qui incarne «notre soif et nos fausses manières de la satisfaire». Elle rencontre, à midi, au puits, le Christ lui-même, qui a soif «de nous tout entiers». L’épisode, faut-il le rappeler, est magnifique, et Bianchi en offre une lecture désaltérante. «La soif qui habite la détresse humaine et la soif qui habite la miséricorde de Dieu, écrit-il, se rencontrent et se dévoilent en cette rencontre: la vraie réciprocité entre les humains et Jésus, c’est peut-être la soif…» Plus loin, avec la femme adultère, cette rencontre entre «la misérable et la miséricorde», selon la splendide formule de saint Augustin, se poursuit.
Avec Jésus, les femmes sont là, partout, toujours, aux moments les plus cruciaux. Dans les Actes des apôtres, remarque pourtant Bianchi, «les disciples devenus apôtres demeurent les protagonistes de l’événement chrétien, tandis que les disciples femmes, apôtres de la résurrection de Jésus, disparaissent, et tombent dans le silence et l’oubli». De même, chez saint Paul, au début, la disparité des droits et des devoirs entre hommes et femmes est rejetée – «il n’y a plus mâle et femelle; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ» –, avant de réapparaître plus tard, probablement «suite à une interpolation du texte», suggère Bianchi, attribuable à un disciple de Paul, sous l’influence des cultures gréco-romaine et juive du temps.
Tous et toutes disciples
L’essayiste déplore cet oubli de l’attitude de Jésus à l’égard des femmes. Pour résumer son message, il revient sur un court épisode relaté dans Luc (11, 27-28). Une femme qui vient d’entendre Jésus parler lui dit, dans l’esprit de l’époque: «Heureuse est la femme qui t’a porté en elle et qui t’a allaité!» Jésus lui offre alors une surprenante réponse: «Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique!»
Bianchi en tire la forte conclusion que, «dans la vision chrétienne, l’honneur suprême pour une femme ne consiste pas à devenir mère, car la maternité n’est plus la seule possibilité d’accomplir sa propre mission; c’est devenir disciple à la suite de Jésus, ce qui donne plénitude de vocation et d’épanouissement à la femme comme à l’homme».
Le 29 mai 2018, dans Présence, on pouvait lire une déclaration du cardinal Luis Ladaria, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, selon laquelle le sacerdoce exclusivement masculin est «définitif». Ladaria s’inquiétait que des voix «mettent en doute le caractère définitif de cette doctrine» et rappelait, en guise d’argument, que «le Christ a voulu conférer ce sacrement aux 12 apôtres – tous des hommes –, qui, à leur tour, le communiquaient à d’autres hommes». L’Église reconnaît pourtant, à juste titre, que Marie de Magdala fut «l’apôtre des apôtres» à l’heure de la résurrection. Toutefois, précise Bianchi, «on ne lui a reconnu aucune valeur ecclésiale ni aucune qualité ministérielle». Il est légitime, il me semble, de se demander pourquoi.
Ne cherchons noise à personne et acceptons le fait qu’on puisse être reconnu comme pleinement apôtre sans être prêtre. On comprend alors que le problème provient plus du cléricalisme en Église – entendu au sens du pouvoir réservé au clergé – que du refus de l’accession des femmes à la prêtrise. En s’inspirant du Christ, on peut, il faut, même, inventer un nouveau modèle pour la communauté chrétienne afin qu’elle incarne l’égale dignité apostolique des hommes et des femmes.
Dans les Évangiles, Bianchi le montre bien, les femmes se sont mises à l’école de Jésus, mais ce dernier s’est aussi mis à l’école des femmes. Il y a là un exemple à suivre.