On ne peut pas se dire chrétien si on méprise les pauvres et si on ne s’engage pas dans la lutte pour leur dignité. « Sans l’option préférentielle pour les pauvres, écrit le pape François dans La joie de l’Évangile (2013), l’annonce de l’Évangile, qui demeure la première des charités, risque d’être incomprise ou de se noyer dans un flot de paroles. »
Pierre Goudreault, évêque du diocèse de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, en tire la conclusion qui s’impose dans Les visages de la pauvreté (Novalis, 2022, 196 pages). L’option préférentielle pour les pauvres, pour un catholique, est « une option non optionnelle », écrit-il.
Bien des chrétiens se méfient de la politique et se contentent de cantonner leur foi à sa dimension spirituelle et à une charité occasionnelle qui passe par des dons faits à des organismes venant en aide aux démunis. C’est, n’ayons pas peur de le dire, une conception étriquée de la foi chrétienne.
Inspirée par les théologiens de la libération latino-américains des années 1960 et 1970, l’option préférentielle pour les pauvres a depuis été officiellement intégrée à la doctrine sociale de l’Église. Elle comporte une évidente dimension politique, comme le souligne le dominicain français Alain Durand, en plaidant pour « un changement des structures sociales oppressives » et pour la résolution des « causes structurelles de la pauvreté ».
François, toujours dans La joie de l’Évangile, rappelle que « personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale ». L’exigence de la charité, qui est au cœur de la foi chrétienne, doit s’accompagner, insiste Pierre Goudreault, d’une dénonciation des « injustices causées par des structures sociales qui appauvrissent certaines personnes ou des populations entières ».
Politique de Jésus
Les catholiques timorés auront beau ne pas vouloir faire de politique, ils ne pourront nier que la doctrine sociale de leur Église leur propose un programme d’engagement socioéconomique — en matière de morale sexuelle, c’est autre chose — qui se situe sur la gauche du spectre idéologique.
L’Église, ce faisant, ne fait que se conformer à l’esprit de l’Évangile. En vivant l’option pour les pauvres, écrivait Jean-Paul II en 1987, le chrétien « imite la vie du Christ ». Pour justifier le « lien inséparable » qui existe entre la foi catholique et les pauvres, note Alain Durand, François écrit qu’il « suffit de recourir aux Écritures pour découvrir comment le Père qui est bon veut écouter le cri des pauvres ».
On voit, sur cette base, l’arnaque que constitue la théologie de la prospérité. Ce courant, issu d’une dérive du christianisme évangélique, appuie des politiciens comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro, associe la richesse matérielle à la santé spirituelle et voit la pauvreté comme une punition de Dieu. « C’est une erreur », disait François en 2016, de croire que « Dieu te fait voir que tu es juste s’il te donne beaucoup de richesse ».
Le vrai critère évangélique de la justice, on le connaît. Il est consigné en Matthieu 25, 35-36.40 :
« Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi ! […] Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »
Une version actualisée de l’extrait, inspirée par l’option préférentielle pour les pauvres, ajouterait : j’étais victime d’un système socioéconomique injuste, et vous avez agi, politiquement, pour le contester et pour le remplacer.
Refuser l’injustice
Dans Les visages de la pauvreté, Pierre Goudreault trace d’abord un portrait de la pauvreté contemporaine dans ses manifestations nationales et internationales. Au Québec, en 2019, 7,9 % de la population vivait sous le seuil de la pauvreté (10,1 % au Canada). En Afrique, ce taux s’élevait à 40 %, c’est-à-dire plus de 400 millions de personnes ; en Asie, 42 % des travailleurs étaient pauvres, dont plus de 170 millions en Inde ; en Amérique latine et dans les Caraïbes, 31 % de la population vivait dans la misère.
Les causes de cette intolérable situation sont nombreuses. Goudreault mentionne notamment les préjugés ethniques et sociaux (envers les gens souffrant d’un handicap ou d’une maladie mentale, par exemple), le chômage, la mondialisation de l’économie, les guerres et, bien sûr, l’inégale répartition de la richesse.
Le chrétien ne peut rester indifférent à cette détresse. « L’option préférentielle pour les pauvres a un caractère impératif : c’est un choix prioritaire, une conviction profonde, une solidarité sans frontières, une mission, écrit Goudreault. Elle se situe au cœur de l’annonce de l’Évangile. Elle vise à témoigner du royaume de Dieu, dont l’avènement se manifeste là où adviennent la vérité, la liberté, la charité, la justice et la paix. »
Toute la vie de Jésus témoigne du caractère essentiel de ce souci. Né pauvre, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur le fait que « Dieu entre avec simplicité dans notre histoire » et qu’il est « solidaire des plus petits, des exclus et des pauvres », note Goudreault, Jésus choisit des disciples modestes, sans instruction, habitants d’une région méprisée, à qui il propose une vie sobre, axée sur la quête de la vérité. À la fin, Dieu désarmé, il meurt sur la croix. Sa résurrection, écrira le théologien de la libération salvadorien Jon Sobrino, est « la réponse de Dieu à l’action injuste et criminelle des hommes ». Dieu, en d’autres termes, dit non à l’injustice qui condamne le pauvre.
Pauvres et solidaires
On ne peut pas prétendre croire au Dieu des chrétiens en négligeant ou en bafouant les pauvres puisque Jésus s’est fait l’un d’eux pour être avec eux. « Si les gens défavorisés jouissent d’une place privilégiée dans le cœur de Jésus, écrit Goudreault, ce n’est pas parce qu’ils sont meilleurs que les autres, mais parce qu’il ne peut supporter l’injustice dont ils sont victimes. »
Or, la seule puissance de Dieu dans ce combat contre l’injustice passe par nous. N’attendons pas l’arrivée des anges du ciel pour établir la justice sur Terre, dit Alain Durand. « C’est par nos présences engagées pour la justice et la solidarité que Dieu est présent et agit en faveur de la personne appauvrie », résume Goudreault. Nous sommes tous, au fond, d’une manière ou d’une autre, des pauvres, avec nos limites, nos blessures, nos manques, notre besoin des autres. S’engager pour les pauvres, en ce sens, ne signifie pas faire l’aumône à des inférieurs, mais être, solidairement, à la hauteur de notre humanité fragile.
Essai modeste, sans prétention littéraire ou philosophique, le livre de Pierre Goudreault est une invitation pastorale à donner un visage concret à l’Évangile. « Le superflu du riche est le nécessaire du pauvre. C’est posséder le bien d’autrui que posséder du superflu », écrivait saint Augustin. On ne combat pas cette injustice sans faire de politique. C’est ça, aussi, être chrétien.