À vingt ans, j’ai lu Bernard-Henri Lévy (BHL) pour la première fois. Le livre s’intitulait La barbarie à visage humain (1977) et formulait, dans un style éblouissant, une critique de gauche de la catastrophe communiste. Instantanément, BHL est devenu mon héros. J’avais trouvé, chez lui, le genre qui me convenait: un propos à teneur philosophique et historique, branché sur l’actualité du monde et rédigé dans un style littéraire original et élégant, magnifiquement rythmé par un usage abondant de la virgule.
À partir de là, j’ai tout dévoré du philosophe: Le testament de Dieu (1979), apologie contestée mais néanmoins brillante du judaïsme; Éloge des intellectuels (1987), qui fut mon livre de chevet d’étudiant en littérature; Les aventures de la liberté (1991), «une histoire subjective des intellectuels» à laquelle je dois une grande partie de ma passion pour les écrivains engagés; et La pureté dangereuse (1994), une critique perçante des dérives du radicalisme idéologique.
J’ai lu le reste, ensuite, mais sans l’enthousiasme originel. Ma lecture de L’idéologie française (1981), dans lequel BHL assimilait trop rapidement le nationalisme au fascisme, avait commencé de refroidir mes ardeurs. Je découvrais que mon héros pouvait être injuste, notamment envers Péguy et Mounier, deux auteurs chrétiens que je tenais en haute estime. À un moment donné, le cosmopolitisme caviar de BHL, son silence sur les enjeux de justice sociale, ses atermoiements au sujet du projet souverainiste québécois – «l’indépendance, oui, mais dans les têtes», a-t-il déjà déclaré – et la lecture de solides critiques de son œuvre m’ont fait prendre mes distances. J’ai continué de le lire – son style m’hypnotise –, mais j’ai cessé de l’admirer.
La débâcle
En librairie, récemment, je tombe sur l’édition de poche, nouvellement parue, de L’empire et les cinq rois (Le livre de poche, 2019), un essai que j’avais négligé au moment de sa publication originale. «Quarante ans après La barbarie à visage humain, lis-je en 4e de couverture, Bernard-Henri Lévy propose ici sa lecture des barbaries contemporaines.» Dans une bouffée de nostalgie, j’achète le livre, espérant peut-être y retrouver l’éblouissement ressenti, hier encore, quand j’avais vingt ans. Ça a presque marché.
Le prologue de L’empire et les cinq rois saisit. Plaidoyer pour le peuple kurde et son armée, la seule, écrit BHL, «qui, lorsque Daech paraît et que la région, Irak en tête, est pétrifiée de stupeur et de terreur, ose le combattre face à face», et défense d’un «islam des Lumières» contre un islam intégriste, cette ouverture déplore l’abandon des Kurdes d’Irak par les États-Unis et par la communauté internationale, après le référendum gagnant sur l’indépendance de la région en septembre 2017. L’armée irakienne attaque, et «c’est devant cette armée qu’Européens, mais surtout Américains, se sont couchés». Pour BHL, cet abandon honteux, précédé de quelques signes annonciateurs, notamment la passivité d’Obama devant Bachar el-Assad, illustre le déclin de l’empire américain, dernière incarnation de l’empire occidental.
Sans se réjouir du traitement réservé aux Kurdes, on pourrait être tenté de se dire que ce n’est pas une si mauvaise nouvelle. Quel homme de bien, après tout, pourrait pleurer la chute d’une puissance si souvent, à raison, dénoncée pour ses abus. BHL, évidemment, ne fait pas l’impasse sur «le massacre des Indiens», sur l’esclavage, sur Hiroshima, sur le soutien aux dictatures d’Amérique du Sud et sur le Vietnam, mais il affirme pourtant, en se souvenant du rôle des États-Unis dans les deux guerres mondiales, en Bosnie, au Kosovo, et de leur «combat, jusqu’au Kurdistan exclu, contre l’islamisme radical dans le monde», que cette «grande puissance libérale» a, somme toute, «pas trop mal» assumé sa mission de «défendre, un peu partout, les valeurs de liberté».
L’affirmation peut choquer, mais BHL, qui dit se situer «du point de vue de cette bataille pour la démocratie et le droit» à grande échelle, attribue néanmoins aux États-Unis une note plus positive que négative. Cela, toutefois, jusqu’à l’abandon des Kurdes, l’événement qui, selon lui, marque la confirmation du déclin de «cette force pour le moindre mal». Ce recul de l’empire américain, et occidental, n’annonce pas, prévient-il, la libération des peuples de la Terre, mais le retour en puissance des «cinq rois» – Iran, Turquie, Arabie saoudite, Russie et Chine – dont les projets n’ont rien de rassurant. «Faut-il rappeler, écrit BHL, que les cinq sont dans le peloton de tête de la répression des libertés de penser, de se rassembler, de se syndiquer?»
Un empire? Quel empire?
En octobre 2019, Donald Trump annonçait le retrait des troupes américaines du nord-est de la Syrie. «Pour les Kurdes syriens qui ont combattu sur la ligne de front de la guerre contre le groupe État islamique, ce retrait équivaut à une trahison», écrit Agnès Gruda dans La Presse. En février 2020, lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, des critiques au sujet du «repli national» américain ont commencé à se faire entendre. Le chef de l’État allemand, Frank-Walter Steinmeier, a déploré que les États-Unis «refusent, sous l’administration actuelle, l’idée même d’une communauté internationale». Le président français, Emmanuel Macron, a évoqué «un affaiblissement de l’Occident» face à l’Asie et à la Russie. La réplique de Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, affirmant que «l’Occident est en train de l’emporter», n’a pas convaincu grand monde.
Certains commentateurs, note BHL, prétendent que l’empire américain ne se serait pas tant affaibli qu’il aurait pris un autre visage, celui des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), «ces entreprises géantes, qui étendent leur emprise sur les trois quarts du globe». Or, BHL, non sans reconnaître quelques vertus démocratiques conjoncturelles à Internet, réserve toutefois une critique en règle à ce «dispositif de puissance […] délié de toute prescription et réglementation politique», producteur de désocialisation, d’un néocosmopolitisme narcissique et d’un relativisme délétère. «C’est un très puissant empire, écrit BHL, d’accord – mais c’est sur le rien, vraiment, qu’il s’exerce et c’est une force pour rien, sans dessein ni valeurs, qu’il exerce sur les “derniers des hommes”. Et, même lorsqu’il hausse le ton, même quand il s’échauffe et tonitrue, il le fait désormais dans le vide, pour ne rien dire, sans avoir rien à proposer, imposer ou défendre.» Comme dans les tweets de Donald Trump.
Entendre BHL défendre l’idée d’empire a quelque chose de dérangeant. Les amis de la justice, dont j’essaie de faire partie, préfèrent généralement les empires dégriffés à ceux qui s’imposent par leur puissance. Il faut toutefois comprendre que la notion, chez BHL, mêle le spirituel au politique. L’empire, pour lui, est une civilisation porteuse d’une «parole soucieuse de se hisser à hauteur d’universel», de «propositions, non seulement politiques et institutionnelles, mais métaphysiques et esthétiques»; «il ne suffit pas, pour faire empire, d’être fort ni, encore moins, d’être le plus fort», mais d’adresser aux humains un message inspirant. Un empire à la hauteur, c’est, par exemple, l’Occident se présentant comme la promesse tenue de la démocratie et du droit, dans les faits ou comme projet, pour tous les peuples. BHL rappelle souvent, d’ailleurs, que son propos ne s’inscrit pas dans la logique de la guerre des civilisations. Ce qu’il appelle l’empire occidental, et qu’il défend, s’adresse, insiste-t-il, aux «amis de la liberté» de partout.
L’esprit occidental
Le monde actuel, conclut l’essayiste, ressemble malheureusement à une guerre plus ou moins froide entre «l’empire du Rien», c’est-à-dire un Occident exsangue, et les «cinq rois» déjà nommés, «pathétiques et redoutables, caricaturaux mais terribles», sans projet de civilisation susceptible de nourrir un idéal universel, sinon celui d’un despotisme inquiétant.
Le ciel occidental, pour l’heure, semble vide, constate BHL, mais il continue d’être préférable au «ciel plein et mugissant ses semonces» des «cinq rois» parce que le meilleur de l’esprit occidental, sa part d’universel, peut renaître et inspirer le monde, comme l’exprime l’essayiste dans son saisissant lyrisme:
J’ai passé presque autant de temps à courir le monde qu’à lire et écrire des livres; je suis allé à Sarajevo, Erbil, Benghazi ou dans le delta du Gange; je suis retourné à Harrar, à Aden-Arabie et dans le pays du Touran; et, s’il y a une chose que j’y ai apprise, c’est que, quand la mort reprend son ouvrage, quand on recommence d’y tuer comme on déboise, quand une tête d’homme n’y a, comme disait Hegel, pas plus de valeur qu’une tête de chou, c’est plus que jamais là, vers l’Occident, que se tournent les condamnés – non parce qu’il est le plus riche (il ne l’est plus !), non parce qu’il est le plus fort (on y a si peur de la force qu’on en est affreusement économe), mais parce que c’est le seul lieu du monde où l’on se souvienne que, lorsqu’on frappe un homme, c’est l’humanité entière qu’on jette à terre.
Ça ne signifie pas qu’il faille, au nom de la défense d’un Occident chéri, être contre les Turcs, les Russes, les Chinois, les Iraniens ou les Saoudiens, mais plutôt avec eux, au nom du «patriotisme de l’autre homme», contre ce qui les opprime.
Je ne bois plus les paroles de BHL comme je le faisais à vingt ans. Je suis circonspect, aujourd’hui, devant ses appels à l’ingérence humanitaire – ajouter la guerre à la guerre ne va pas sans danger pour les victimes – et devant certaines de ses interprétations hasardeuses – sa thèse, ici, selon laquelle la Perse, en 1935, serait devenue l’Iran, «pays des Aryens», pour complaire aux nazis. Je n’hésite pas à écrire, malgré mes réserves envers l’homme et envers certaines de ses idées, que L’empire et les cinq rois m’apparaît comme l’essai remarquable et bouleversant d’un intellectuel qui a l’humanité à cœur.
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