Bill Gates, avec une fortune personnelle estimée à 90 milliards de dollars, est un des hommes les plus riches du monde. À lui seul, il possède plus d’argent que la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Une telle concentration de richesse dans les mains d’un seul homme constitue un scandale moral. Gates, pourtant, passe pour un héros. Le New York Times, en 2000, écrit qu’«aucun des grands philanthropes du passé n’avait jamais autant donné durant toute sa vie que Bill Gates à quarante-quatre ans». En 2005, le magazine Time nomme Bill et Melinda Gates, son épouse, personnalités de l’année (avec Bono), en les qualifiant de «bons samaritains» et en soulignant leur contribution à «la justice dans le monde».
Le journaliste et écologiste français Lionel Astruc ne partage pas cet enthousiasme. «Au-delà du personnage de Bill Gates, écrit-il, c’est la pratique même du “philanthrocapitalisme” qui doit nous alerter sur le pouvoir démesuré d’une poignée de “super-riches”. Le style débonnaire de Bill Gates, mi-étudiant, mi-père modèle, tout comme l’allure détendue de Mark Zuckerberg sont la façade ingénue d’un système violent à l’égard des libertés individuelles, des plus pauvres et de l’environnement.» Enquête à charge sur la Fondation Bill et Melinda Gates, L’art de la fausse générosité (Actes Sud, 2019) vient illustrer qu’il existe, dans notre monde, une charité-spectacle nourrissant l’injustice.
Malaise dans la philanthropie
L’aura qui flotte autour de la grande philanthropie nous enfume. Comme catholiques, nous nous méfions de la richesse. Nous avons lu l’Évangile qui affirme «qu’un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux». Nous avons lu, aussi, le jésuite Louis Boudaloue (1632-1704), clamant «malheur aux riches!» parce que «vouloir toujours s’étendre et ne nuire à personne, ce sont communément dans la pratique deux volontés contradictoires». Nous avons lu Bloy, nous avons lu Péguy. L’argent, nous le savons donc, est un mauvais maître. Nous essayons, cependant, suivant l’exemple de Jésus, de ne pas condamner trop vite, de faire miséricorde en la matière.
Aussi, quand un riche donne, alors que tant d’autres gardent tout, nous nous disons que c’est mieux que rien, que c’est un peu de bien qui émerge dans un monde vicié. Notre magnanimité, explique pourtant Astruc, peut nuire à notre lucidité. «La plupart de ces “super-riches”, note-t-il, doivent souffrir d’une dissonance cognitive manifeste les poussant à des actions charitables pour soigner les maux qu’ils créent eux-mêmes quand ils privent le reste du monde d’immenses richesses, mais aussi lorsqu’ils polluent.»
Bill Gates, raconte le journaliste, a fait fortune en imposant une logique commerciale agressive au monde de l’informatique, d’abord enclin à un esprit coopératif. Sa richesse repose aussi sur l’évitement fiscal. Selon Astruc, les milliards de dollars d’impôts que Microsoft «doit au Trésor américain représentent une somme plus grande encore que les dépenses annuelles de la Fondation Gates dans le monde». Cette dernière reçoit des dons qu’elle investit dans des entreprises et ne distribue que ses dividendes. Or, précise le journaliste, «les entreprises qui font fructifier l’argent de la Fondation contribuent largement à la pauvreté, à l’injustice sociale et économique dans le monde».
Astruc mentionne des investissements dans les industries minière, pharmaceutique et de la défense, dans la restauration rapide, dans les OGM et dans les énergies fossiles. Il souligne aussi que «la Fondation utilise ses dons pour appuyer les entreprises qui appartiennent à son fonds d’investissement», ce qui expliquerait que «Bill Gates est plus riche après ses dons qu’avant». Une telle charité bien ordonnée qui commence par soi-même ne mérite certes pas le beau nom de générosité.
Mauvaise influence
Il y a pire, continue Astruc. La «philosophie» de la Fondation Gates repose sur «la conviction que la technologie et les grandes entreprises sont la solution pour sauver le monde». Par l’influence que lui donne sa richesse, la Fondation impose donc, sans contrôle démocratique, ses solutions à ses bénéficiaires. En Afrique, où elle est très active en agriculture et en santé, cela revient à promouvoir «des méthodes intensives basées sur la chimie et les biotechnologies – en particulier les OGM – plutôt que de miser sur les capacités de la nature et donc sur l’agroécologie dont il n’est jamais question».
L’action de la Fondation, en matière de santé, a eu certains effets positifs, notamment dans le combat contre la polio. Toutefois, l’influence exercée par Gates sur des institutions comme les Nations Unies et l’Organisation mondiale de la santé, qu’il finance largement, demeure politiquement injustifiable. Comment peut-on tolérer, en effet, qu’un non-élu puisse, par sa richesse, déterminer les priorités mondiales en matière de santé, en contournant les systèmes publics et en contraignant même ces derniers à participer à des projets sur lesquels ils n’ont pas droit de regard? C’est là le problème engendré par toutes les riches fondations, même au Québec: avec de l’argent obtenu notamment grâce aux fonds publics (parfois par l’évitement fiscal, parfois par des déductions fiscales), elles imposent leurs priorités, sans contrôle démocratique, en se faisant passer pour des parangons de générosité.
«Un homme fortuné qui dépense son argent pour les démunis presque exclusivement à l’aide de technologies de haut niveau, écrit Astruc, renforce l’idée que le développement repose sur l’action caritative et sur l’“apport de solutions” aux pauvres qui reçoivent leurs faveurs des riches sans changement fondamental de la manière dont fonctionne le monde: sans mettre fin aux paradis fiscaux, sans limitation du pouvoir des entreprises et sans évolution des économies néolibérales.» C’est le contraire de la théologie de la libération; une sorte de philanthropie de la servitude. On pense à Hélder Câmara (1909-1999). «Je nourris un pauvre et l’on me dit que je suis un saint, constatait-il. Je demande pourquoi le pauvre n’a pas de quoi se nourrir et l’on me traite de communiste.»
La propagande capitaliste adore les Bill Gates de ce monde, c’est-à-dire ceux qui font mine de compenser l’injustice qui les enrichit par une générosité intéressée qui les enrichit encore plus, tout en les transformant en saints médiatiques. «Une véritable lutte contre la pauvreté, conclut pourtant Astruc, consiste à réunir les conditions permettant à chacun de vivre dignement, sans dépendre de la charité d’un plus riche.» Le monde n’a pas besoin de plus de Bill Gates et de plus de «généreuses» fondations; il a besoin de justice – salaire minimum permettant une vie digne, impôts progressifs, lutte à l’évasion fiscale – et d’institutions démocratiques capables de résister aux forces de l’argent.
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