Dans un essai savant et audacieux, le professeur de philosophie Loïc de Kerimel, mort en 2020, critique radicalement le système clérical catholique, responsable, selon lui, de la crise qui frappe l’Église.
Avant sa mort en 2020, le professeur de philosophie français Loïc de Kerimel a rédigé un puissant et troublant essai intitulé En finir avec le cléricalisme (Points, 2023, 352 pages). Prenant au mot l’injonction du pape François, formulée en août 2018 dans sa Lettre au peuple de Dieu, à « dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme » parce que ce dernier serait la cause de la crise interne qui frappe l’Église — abus sexuels et spirituels, abus de pouvoir de toutes sortes —, Loïc de Kerimel s’est livré à une critique radicale du mal en question. Sa réflexion, exigeante, « fortement étayée […] par des arguments exégétiques, théologiques et philosophiques », selon le sociologue Jean-Louis Schlegel qui signe la préface du livre, ébranle les colonnes du temple.
Jésus et le cléricalisme
Qu’est-ce, d’abord, que ce cléricalisme ainsi stigmatisé ? C’est, en gros, dans l’Église, la prétention d’une caste cléricale à se croire tout permis du fait de son statut. C’est la conviction que l’ordination confère une supériorité ontologique à ceux qui la reçoivent.
Ancien jésuite devenu professeur de théologie et militant pour une Église plus proche de l’Évangile, Loïc de Kerimel explique, dans son livre, que cette dérive n’est pas récente et trouve ses fondements dans le système clérical mis en place au 3e siècle.
Jésus, insiste le philosophe, n’a jamais apporté « la moindre caution à un ordre social et religieux impliquant la distinction des clercs et des laïcs ». D’ailleurs ni lui, « ni aucun des douze apôtres ne sont présentés comme des prêtres, ni le moins du monde référés au système hiérarchique du Temple ». Plus encore, continue Loïc de Kerimel, Jésus « prône la foncière égalité de tous les humains », « subvertit radicalement la distinction du sacré et du profane » et « refuse le système sacrificiel en vigueur dans le Temple ».
Il déclenche une véritable révolution en annulant la séparation entre le divin et l’humain et fait du premier non un sacré extérieur à l’humain, mais une réalité transcendante présente au cœur de ce dernier. Ainsi, dans Jean, 21-23 : « Ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. […] L’heure vient, et elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. »
Le message est puissant et va dans le sens de ce que le philosophe Marcel Gauchet veut dire en parlant du christianisme comme de la « religion de la sortie de la religion ». Jésus révèle, explique Loïc de Kerimel, qu’il n’y a pas d’instance sacrée au-dessus de l’humanité, donc pas de sacrifice à faire pour amadouer un Dieu fâché. Être chrétien, « c’est donc, femmes et hommes à égalité, s’efforcer de faire et de vivre comme il a fait et vécu plutôt que de répéter des rites et des postures ».
Le système clérical, qui a toujours cours aujourd’hui, contredit donc le message évangélique, constate Loïc de Kerimel. Faire du prêtre un superchrétien seul capable d’entrer en contact avec le divin sacré pour obtenir le pardon de nos péchés, pour procéder à la transsubstantiation et pour, lors de la messe, offrir à Dieu un sacrifice en échange de sa bienveillance, c’est, n’hésite pas à dire Loïc de Kerimel, trahir le message de Jésus.
Logique cléricale
Ce système, cette monarchie cléricale, s’installe vers le 3e siècle, explique brillamment le philosophe. L’Église de l’époque importe en son sein des éléments du système clérical lévitique propres au judaïsme sacrificiel ancien et abandonnés par les juifs eux-mêmes, en 70, après la destruction du Temple, pour faire place au judaïsme rabbinique, centré, comme le christianisme naissant, « sur la mémoire, l’étude et le commentaire des Écritures ».
C’est, au début du 16e siècle, ce système que contestera Luther, pour qui « nous tous, chrétiens que nous sommes, sommes tous prêtres » et pour qui les clercs, par conséquent, ne peuvent exercer leur charge de gouvernement et d’enseignement qu’avec notre consentement, sans que cela leur donne un droit de domination sur nous.
Le système clérical a sa logique : il postule l’existence d’une instance sacrée à la fois bienveillante et menaçante au-dessus de nous, dit la prendre en charge à notre bénéfice en nommant des hommes à qui il confère, par l’ordination, un statut hiérarchique supérieur leur permettant de communiquer avec le divin pour marchander avec lui par l’entremise du sacrifice eucharistique.
Les femmes, dans ce système, ne peuvent revendiquer le statut de prêtre puisque leur nature, allez savoir pourquoi, rend impossible leur élévation au rang de médiatrices du divin. Qu’on ne se demande pas pourquoi, ensuite, les détenteurs de ce statut peuvent en venir à se croire au-dessus des lois humaines.
Propositions
Loïc de Kerimel, qu’on accusera à coup sûr de vouloir protestantiser le catholicisme, frappe fort. Il ne plaide pas, par exemple, pour l’ordination des femmes, mais plus radicalement pour l’abolition du concept d’ordination et pour l’ouverture à toutes et à tous du statut de guide en Église. Jésus, insiste-t-il, n’a « jamais envisagé d’ordonner qui que ce soit, ni mâle ni femelle ».
Plus audacieux encore, le philosophe propose de cesser de voir l’eucharistie comme une reprise du sacrifice christique, où ces « êtres plus qu’humains […] détenteurs d’un savoir surnaturel » que sont les prêtres entrent en relation avec un sacré inaccessible aux simples laïcs. Il faut plutôt voir l’eucharistie, écrit-il, comme un repas fraternel lors duquel des compagnons de foi « s’alimentent et s’entretiennent du “partage de la parole et du pain”, cela afin de mieux irriguer la vie du monde, celle des autres et la leur et de contribuer à les rendre toujours plus humaines », ce qui n’interdit en rien que la fête soit belle, bien au contraire.
Dans les « communautés post-cléricales » que Loïc de Kerimel appelle de ses vœux, plus besoin de prêtres ayant un statut ontologique différent des autres fidèles, plus besoin d’eucharisties magiques, mais présence d’un retour à Jésus. « Le corps du Christ auquel nous communions lorsque nous faisons mémoire du dernier repas du Seigneur n’est précisément rien d’autre que le corps spirituel que nous constituons du seul fait de “faire corps” avec des compagnons de foi quand nous partageons avec eux le pain et le vin. »
L’esprit du christianisme, conclut Loïc de Kerimel en s’inspirant du théologien jésuite Joseph Moingt, ne se trouve pas « dans les formes religieuses désuètes, étrangères au monde et coupables de crimes et d’abus », mais dans l’humanisme chrétien, tiré du message évangélique, qui n’a rien à voir avec un style clérical aristocratique, déjà dénoncé par Jésus.
Une des clés de cet humanisme chrétien se lit en Jean 5, 1-9. À Jérusalem, près de la piscine de Bethzata, un homme malade depuis 38 ans est étendu à terre. Il attend un miracle venu du ciel pour guérir. Jésus, le voyant, s’approche, lui demande s’il veut vraiment guérir et lui dit simplement : « Lève-toi ! Emporte ton grabat et marche. » Le texte précise ensuite qu’« aussitôt, l’homme fut guéri ».
C’est ça, l’esprit de l’Évangile, l’humanisme chrétien. C’est la conscience que notre bonheur ne dépend pas d’une instance sacrée, extérieure ou magique et, par conséquent, que « les humains n’ont d’autres recours pour organiser leur monde que leurs propres forces humaines, ni d’autre moyen pour éradiquer la violence que le travail de soi sur soi, autrement dit la civilisation de leurs mœurs », explique Loïc de Kerimel.
En finir avec le cléricalisme est un essai si fort, si audacieux, si savant que je ne suis pas sûr de bien comprendre tous les tenants et aboutissants de ses développements et de ses propositions de réforme. Le système que critique Loïc de Kerimel est certes contestable, mais explique-t-il à lui seul tout ce qui ne va pas dans l’Église? J’en doute. Ma seule certitude, en refermant le livre, est que l’esprit de cette éblouissante réflexion m’enchante et me réconforte.