Sans vraiment bien la connaître, j’ai toujours trouvé Kateri Tekahkwitha (1656-1680) émouvante. Les douces sonorités de son nom, premièrement, me charment. Son histoire, ensuite, telle que la raconte la tradition catholique, me touche. Sa mère est une Algonquine catholique originaire de Trois-Rivières, capturée par les Mohawks puis amenée dans leur village situé dans l’actuel État de New York où elle se mariera avec un Mohawk. À quatre ans, Kateri devient orpheline quand la variole emporte sa mère, son frère et probablement son père. Elle aussi frappée par la maladie, elle en gardera de profondes marques au visage et une demi-cécité. Son nom, Tekahkwitha, vient de là et signifie « elle avance en tâtonnant ».
En 1667, alors qu’une paix temporaire s’installe enfin entre Français et Mohawks, ces derniers demandent que des missionnaires catholiques soient envoyés dans le village de Kateri. La jeune fille est baptisée en 1676, contre l’opinion de son entourage et de son oncle, qui l’a prise en charge, et rejoint, un an plus tard, la Mission du Sault, c’est-à-dire Kahnawake, où sont regroupés des Iroquois convertis au catholicisme sous la gouverne des missionnaires.
Elle y mourra trois ans plus tard, le 17 avril 1680, en odeur de sainteté, après des années de mortifications. Elle sera canonisée en 2012, devenant ainsi la première sainte amérindienne d’Amérique du Nord. Pour l’Église, elle incarne un pont entre la foi chrétienne et le monde autochtone, le magnifique symbole d’une inculturation réussie.
Jeune, quand on me racontait cette histoire, j’imaginais Kateri belle, douce et pieuse. Je comprenais mal sa pratique des mortifications par le froid, la faim, les flagellations, mais je passais outre pour retenir la figure de la jeune Autochtone pure, entièrement dévouée à Dieu. Présentés par l’école et par la tradition populaire comme des guerriers sans merci ennemis des Français, les Mohawks me faisaient un peu peur. Kateri, elle, me rassurait.
L’autre Kateri
J’aimais Kateri, mais en avais-je une juste vision ? Dans Kateri Tekahkwitha. Traverser le miroir colonial (PUM, 2022, 232 pages), le théologien Jean-François Roussel, professeur à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal, vient ébranler le récit canonique. Essai de théologie contextuelle et décoloniale, ce brillant ouvrage n’a pas la prétention de dire la vérité sur l’expérience spirituelle de Kateri, qui, faut-il le rappeler, ne savait pas écrire, ne parlait pas français et qu’on ne connaît que par le témoignage de deux missionnaires qui l’ont côtoyée à Kahnawake. Sa vérité intérieure, par conséquent, nous échappe.
L’étude de Roussel vise donc plutôt à soumettre à la critique « un imaginaire religieux allochtone persistant, élaboré autour d’une figure historique », pour en faire ressortir le caractère colonial et le contester, afin d’ouvrir de nouvelles pistes d’interprétation, plus respectueuses de la culture autochtone. Roussel, pourrait-on dire, est un théologien woke, avec la sensibilité qui s’ensuit. Les résultats d’une telle approche sont souvent discutables, mais l’exercice, cette fois, s’avère convaincant.
Une nouvelle Kateri, en effet, naît dans les pages de Roussel. Dans la tradition catholique, la jeune sainte est présentée comme une Mohawk marginale qui a dû surmonter l’opposition et le mépris de son oncle et de son peuple pour embrasser sa vocation religieuse. En se fondant sur les hagiographies qui sont à l’origine de ce portrait — celles des jésuites Claude Chauchetière et Pierre Cholenec, qui ont côtoyé Kateri —, mais aussi sur d’autres sources — « archives missionnaires, études historiques, études autochtones, études anthropologiques et théologiques » —, Roussel nuance le parcours de la sainte et montre que, du début à la fin, loin d’être une marginale dans un peuple qui la rejette à cause de sa conversion, « Kateri n’a pas cessé d’être une Mohawk, dans son âme et dans son rapport à son corps ».
Dans sa conversion au catholicisme comme dans son départ pour Kahnawake, la jeune femme n’est pas vraiment exceptionnelle puisque de nombreux Iroquois font de même, ce qui explique notamment la résistance de l’oncle de Kateri à ses décisions. Il craint, en effet, la désertion de son village. Roussel a raison d’écrire, en conséquence, qu’« on voit bien que les missionnaires ont puissamment contribué à l’affaiblissement de la société iroquoise, le tout au nom de la foi ».
Dans le récit missionnaire, on établit un lien entre la quête du salut des Autochtones et la décision de quitter leur milieu naturel et familial, « terres de vices et de violence », pour s’établir dans des missions catholiques. « Cet imaginaire du déracinement salutaire, note justement Roussel, se concrétisera plus tard dans les pensionnats autochtones », de triste mémoire. Dans cette logique binaire, le choix du christianisme s’accompagne d’un rejet de la culture autochtone d’origine, ce qui, on en conviendra aujourd’hui, n’est pas à l’honneur du catholicisme, dont on attend mieux.
Inculturation et interculturalité
L’Église, avec le temps, a appris de ses erreurs. Le concept d’inculturation, développé dans les années 1960, vient de cette prise de conscience. La foi chrétienne, dit-on alors, a une vocation universelle, mais elle ne saurait s’imposer au détriment des cultures, qu’il importe de respecter. « L’entreprise d’inculturation, résume Roussel, s’efforce d’exprimer la Révélation dans le langage des cultures diverses, de sorte que la foi chrétienne s’y intègre autrement que comme un corps étranger. »
La perspective est belle, mais ne va pas sans faiblesse, note toutefois le théologien. L’idée d’inculturation, en effet, pense la foi chrétienne « comme une essence pré-culturelle, espace d’une révélation divine » et réserve à la culture le statut de réceptacle, de « fait humain dont la valeur religieuse serait secondaire ». Or, la foi d’origine elle-même (la catholique, ici) est déjà culturellement déterminée par le monde juif du premier siècle et, ensuite, dans sa formulation, par la métaphysique grecque. C’est la raison pour laquelle, afin d’éviter de donner préséance à l’une — la foi chrétienne qui serait universelle — sur les autres — les cultures qui l’accueillent —, Roussel préfère, à l’inculturation, l’idée d’une théologie interculturelle qui suppose la rencontre, voire le métissage, non d’une religion et d’une culture, mais de deux « cultures à dimensions religieuses ».
Pour illustrer la différence entre les deux approches, il reprend une image du théologien et philosophe suisse Josef Estermann, spécialiste de la culture andine. L’inculturation, explique ce dernier, peut être comparée à un fruit à noyau. « Si la chair est la culture, résume Roussel, le noyau serait l’Évangile, considéré comme supra-culturel. » Pour le modèle interculturel, Estermann retient l’image de l’oignon, « dont toutes les pelures sont nourries de multiples influences culturelles, sans qu’il soit possible de discerner un noyau culturellement pur et neutre », note Roussel.
En ce sens, le théologien québécois propose que le résultat de la rencontre entre la Mohawk Kateri et la foi chrétienne « n’est pas un catholicisme inculturé, mais un système en soi ». C’est, précise-t-il, « une synthèse unique, qui vaut pour elle-même, plutôt qu’une expression parmi d’autres d’une foi préexistante à la culture ».
C’est là la thèse la plus forte, la plus originale et la plus dérangeante de cet essai. En devenant catholiques, Kateri et les siens sont certes transformés, mais ils transforment aussi, en retour, la foi chrétienne, en incarnant « un catholicisme performatif, chamanique, holistique et corporel, qu’un point de vue allochtone considérerait probablement comme hétérodoxe ».
Une religiosité de la souffrance
Kateri, en d’autres termes, réinvente le catholicisme. Roussel en voit une manifestation dans les mortifications qu’elle s’inflige, contre l’avis des missionnaires qui trouvent qu’elle exagère. Se punit-elle pour ses péchés ? Il n’est pas impossible qu’elle ait adhéré à cette attitude chrétienne jadis en vogue, mais Roussel en doute, en mentionnant qu’« anthropologues et historiens contestent généralement la présence d’une culpabilité métaphysique dans les cosmologies autochtones ». Avant de se convertir, Kateri a grandi dans cet univers qu’elle ne peut avoir radicalement renié.
Roussel évoque plutôt « une religiosité qui s’articule à la souffrance », fortement ancrée dans l’expérience mohawk du temps. Ces mortifications pourraient relever des « rituels de conjuration des forces malveillantes » qui causent les épidémies, si mortelles pour les Premières Nations. Ils pourraient être liés à une peur du retour de la guerre, quasi-permanente à l’époque, à laquelle les Autochtones se préparent en s’entraînant à supporter la douleur. L’historien Allan Greer avance même l’idée d’une souffrance auto-infligée permettant de dominer celle qui vient de l’extérieur, comme dans les cas contemporains d’automutilation. La vie de Kateri, comme celle de ses compatriotes, se déroule dans une atmosphère tragique qui ne peut manquer d’influencer sa spiritualité. Dernière hypothèse, enfin : la recherche d’états altérés de conscience à visée spirituelle, une pratique ancestrale de la religiosité autochtone.
Kateri est certes catholique, après son baptême, mais elle demeure profondément mohawk et sa spiritualité n’est à l’évidence pas celle d’une jeune fille française, comme le suggèrent souvent les hagiographies à son sujet.
Délicate relecture
Roussel est bien conscient que sa relecture décoloniale de l’histoire de Kateri peut choquer. Tout au long de sa remarquable étude, il fait preuve d’une grande délicatesse à l’égard de ceux, Autochtones ou allochtones, qui admirent la sainte et s’en inspirent. Il éloigne le spectre de l’appropriation culturelle en insistant sur le fait que son travail ne porte pas sur la vérité spirituelle de Kateri, qu’il ne lui appartient pas d’établir, mais sur les récits occidentaux la concernant. Il entend relire ces derniers dans une perspective critique, afin, précise-t-il, de proposer « des ouvertures vers une autre Kateri Tekahkwitha », qu’il réinscrit dans la culture de son peuple, victime de l’histoire, mais aussi agent créatif et résilient, au lieu de chanter sa marginalité.
« Dans une théologie interculturelle, conclut-il, le christianisme interagit avec les traditions autochtones sans prétention à une quelconque supériorité de principe. » Les catholiques sont-ils prêts à une telle rencontre, qui ne peut que transformer les uns et les autres ?