Le controversé théologien allemand Eugen Drewermann, aujourd’hui âgé de 83 ans, continue de plaider pour une approche symbolique et psychothérapeutique des évangiles.
Le théologien allemand Eugen Drewermann a beaucoup fait parler de lui dans les années 1990, quand ses thèses originales sur le message évangélique et ses critiques du système clérical catholique, qu’il était venu présenter à Montréal en 1997, lui ont valu les foudres des autorités ecclésiastiques.
Il a alors été suspendu de ses fonctions de prêtre et interdit d’enseignement. En 2005, il a, de son propre chef, officiellement quitté l’Église catholique. Depuis, celui que certains ont qualifié de « nouveau Luther » semblait être retourné dans l’ombre.
Aujourd’hui âgé de 83 ans, Drewermann n’a pourtant jamais cessé de faire entendre son message, comme en témoigne la parution récente de son livre Le secret de Jésus expliqué aux jeunes (Karthala, 2022, 212 pages), un essai sous forme d’entretiens destiné à un public adolescent, mais dont la teneur, plutôt relevée, sera surtout appréciée par les adultes connaisseurs.
Drewermann, rappelons-le, n’est pas que théologien. Il est aussi un psychanalyste d’inspiration jungienne, en plus d’être un militant de gauche, ce qui influence grandement son approche exégétique, souvent présentée comme de la psychothéologie.
Drewermann ne rejette pas les vertus savantes de la méthode historico-critique, mais il affirme que, « pour enrichir la vie, s’occuper de cela n’a aucun sens ». Pour lui, précise-t-il dans Le secret de Jésus expliqué aux jeunes, « la foi consiste en une expérience intérieure, en une démarche personnelle, en une rencontre entre un Tu et un Je ».
Il prône donc une approche psychothérapeutique de la lecture des évangiles. « Nous devons nous demander, écrit-il, à quels événements dans nos vies répondent les histoires que raconte Jésus : quels sentiments elles éveillent, quels conflits elles peuvent apaiser. C’est avec nous que parle aujourd’hui le Jésus des évangiles. »
Le péché et la bonté
Admiratif de Jean le Baptiste, qui vient ébranler le « commentaire desséché de la Loi » imposé par les pouvoirs religieux à son époque et qui met en avant une « éthique radicale » selon laquelle « l’homme qui connaît la vérité doit s’y tenir », Drewermann ajoute cependant que Jésus vient corriger le « rigorisme menaçant » de son prédécesseur.
Ce n’est pas par la menace d’une punition divine que l’humain peut se libérer, mais par la promesse d’une bonté inconditionnelle. « Aux yeux de Jésus, insiste le théologien, la question n’est pas : comment punir les manquements d’autres humains ? C’est au contraire : comment faire droit à leur détresse ? Comment accompagner avec bonté les hommes pour qu’ils se retrouvent au sein de leurs égarements ? »
La parabole de la brebis perdue (Luc 15, 1-7) ne dit pas autre chose. Jésus la raconte en réplique à ceux qui l’accusent de fréquenter des gens de mauvaise réputation. La brebis perdue ou le pécheur, veut-il illustrer, n’est pas une mauvaise personne qu’il convient de punir. L’humain, comme le mouton, ne se perd pas volontairement ; c’est un malchanceux, un démuni, en plein désarroi, qui a besoin d’un accompagnement et non d’une sanction. « Les hommes, continue Drewermann, ne deviennent bons qu’à travers la bonté » offerte. Le message de Jésus ne repose donc pas sur la peur du péché, mais sur la joie que fait naître en nous la confiance en Dieu.
Des miracles intérieurs
Les miracles racontés dans les évangiles sont interprétés par Drewermann dans cette même perspective. Ils ne relèvent pas de la magie ou de la suspension des lois naturelles, mais d’une expérience intérieure. Plusieurs des guérisons opérées par Jésus concernent des troubles de la perception et de la mobilité, note le théologien. « En raison de diverses angoisses et inhibitions d’ordre névrotique, explique-t-il, on ne parvient plus à voir, à entendre, à marcher. »
En apaisant ces peurs, Jésus libère le malade de ses blocages psychologiques, ainsi que de leurs effets somatiques, et lui redonne son dynamisme. Jésus ne fait pas ça pour que nous l’adorions, dit Drewermann, mais pour que nous fassions comme lui, « en sauvant les hommes de leur angoisse par la confiance […], en les accompagnant dans leurs perditions ». Le royaume de Dieu ne se trouve pas dans les miracles, mais dans « l’amour dans le cœur des humains ».
Politique des coeurs
Militant de gauche près du parti allemand Die Linke (La Gauche, en français), antimilitariste et très critique du capitalisme, Drewermann reconnaît pourtant que « Jésus n’a été nulle part politiquement engagé » et que, selon la formule du théologien Johann Baptist Metz, sa visée est bien la « conversion des cœurs ».
Or, continue Drewermann, en nous disant que nous sommes libres, que nous ne sommes pas coupables d’être au monde, que nous n’avons pas de sacrifices à faire pour plaire à Dieu sinon partager entre nous la bonté qu’il offre, Jésus ébranle la structure injuste du monde.
« Des hommes libres, conclut Drewermann, ont besoin d’une société libre, et il ne peut y avoir de société libre qu’avec des hommes libres. » Un cœur converti par Jésus comprend qu’il n’est pas normal « que les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres toujours plus pauvres ». Jésus ne fait peut-être pas de politique, mais son message, qui mène à vouloir des sociétés justes et bonnes pour tous, ne peut qu’avoir des incidences concrètes sur la marche du monde.
Une résurrection ambiguë
Quand il parle de résurrection, Drewermann me perd un peu. Il a bien sûr raison de dire que la croyance en une vie dans l’au-delà, loin de dévaloriser l’expérience ici-bas, peut, en éloignant la peur de la mort, la dynamiser en nous donnant le courage « de ne pas reculer d’un centimètre pour les choses qui nous semblent importantes ».
Or, je n’arrive pas à cerner son explication de la vie éternelle. Il affirme croire que « nous nous reverrons dans un autre monde » où régnera l’amour, mais dit aussi que, « dans Pâques, tout en intérieur ». Pas sûr que les adolescents allemands à qui il s’adresse dans ce livre se satisferont d’une telle réponse qui s’apparente à un tour de passe-passe.
Pour Drewermann, la peur — du péché, de la mort, des autres — est à l’origine de nos erreurs, de nos névroses et de nos méchancetés. Pour la surmonter, pour devenir vraiment libres, notamment par rapport à nos parents, il nous faut apprendre à faire confiance à Dieu, dont la voix, grâce au message de Jésus, peut résonner en nos cœurs. Une telle approche psychothérapeutique de la foi chrétienne recèle une grande richesse existentielle et m’apparaît indispensable, mais insuffisante. Je me nourris de la vérité symbolique des évangiles, mais j’ai besoin de plus.
Qu’est-ce que la vérité?
Au cœur de tout croyant raisonnable, la question ne peut qu’être lancinante : est-ce vrai, tout ça ? Je sais bien que la littérature, par exemple, comporte une part de vérité en proposant des fictions qui saisissent la vie dans toute sa profondeur, mais j’ai besoin, en ce qui concerne une foi qui engage l’essentiel de mon expérience humaine, de plus encore que ces détours, raison pour laquelle je demeure très attaché à la méthode historico-critique qui cherche à ancrer les évangiles dans le réel.
Je ne veux pas de preuves irréfutables ; je sais qu’en la matière, ce serait demander l’impossible, voire nier l’expérience croyante puisqu’on ne peut croire que ce qu’on ne sait pas absolument. Je veux, cependant, plus que seulement des symboles, sans savoir quoi, précisément.
Cela, quelque chose comme la vérité au-delà des symboles, évidemment, que je cherche peut-être en vain, Drewermann, qui me donne par ailleurs beaucoup, ne peut me l’offrir, mais qui le pourrait? Je suis néanmoins content, après tant d’années, d’avoir eu de ses nouvelles.