Y a-t-il encore quelqu’un qui pense vraiment qu’on peut prouver l’existence ou la non-existence de Dieu grâce à la science ? Il semble bien que oui, si on se fie au succès du livre Dieu, la science, les preuves (Guy Trédaniel, 2021), des ingénieurs français Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies.
La thèse de cet ouvrage est résumée par ce dernier, aussi diplômé en théologie, dans un entretien au Figaro le 24 février 2023. Il vaut la peine de la citer longuement.
«Sur le fond, explique-t-il, les preuves classiques et parfaitement valables de l’existence de Dieu qui proviennent de la philosophie et de la Révélation sont aujourd’hui complétées par les extraordinaires découvertes scientifiques des cent dernières années, qui concourent à démontrer que notre Univers a eu un début absolu et qu’il est le fruit d’un réglage extrêmement fin sans lequel toute vie complexe aurait été impossible. Or, s’il y a un début au temps, à l’espace et à la matière qui sont liés, comme Einstein l’a montré, c’est donc que la cause de cette émergence est non temporelle, non spatiale et non matérielle, qu’elle a eu la puissance de tout créer et qu’elle a aussi tout réglé [ce système] “avec mesure, nombre et poids” comme le dit la Bible (Sg 11, 20) […].»
Je le dis tout net: cette «preuve» ne me convainc pas du tout. D’abord, si on en sait plus aujourd’hui qu’hier sur le début de l’univers grâce au modèle du Big Bang, bien des mystères demeurent néanmoins quant au temps zéro de toute l’histoire. Par conséquent, on peut, par une opération mentale logique, déduire qu’il faut bien une cause absolue à l’univers, mais on ne fait plus de la science en donnant le nom de Dieu à ce mystère ; on croit.
«Convient-il, demande l’ex-dominicain et historien des sciences Jacques Arnould dans le même entretien au Figaro, de combler notre ignorance en recourant à un grand programmateur, à un esprit intelligent, à un Créateur? C’est faire de Dieu, selon l’expression courante, le moyen de boucher les trous laissés par la recherche scientifique ; c’est surtout lui faire courir le risque de se retrouver “enterré” par une révision du modèle actuel, voire par son remplacement… car ainsi va la science !»
L’évidence devrait s’imposer : la science et la foi sont deux domaines distincts. À tenter de les amalgamer, de les faire concorder, on trahit l’un et l’autre. Prenons les miracles, par exemple. Ils ne sont des preuves de Dieu que pour les croyants ; les autres y voient, de façon légitime, des phénomènes inexpliqués. Dire «Dieu», devant ce qui échappe à notre compréhension, ne prouve rien, sinon qu’on a la foi.
Arnould contre le concordisme
Dans Dieu n’a pas besoin de «preuves» (Albin Michel, 2023), Arnould s’élève contre la tentation concordiste, qui fait dire à la science ce qu’elle ne peut pas dire — Dieu existe — et qui fait reposer la foi sur un faux savoir. La «précision de l’horloge de l’univers» est éblouissante, certes, mais, pour en conclure à un Dieu créateur, il faut nécessairement passer par la foi. La première n’est pas une preuve du second, tout comme l’existence du mal dans le monde ne prouve pas que Dieu soit une illusion. Dieu, soyons très clairs, est l’objet de la foi, pas celui de la science.
On aura beau recouvrir la tête de moines bouddhistes de capteurs pour comprendre ce qui passe dans leur cerveau lors de séances de méditation, on ne prouvera pas par là l’existence du divin, même si on constate des états neuronaux étonnants. On apprendra peut-être ce qui se passe dans le cerveau d’un humain qui pense que Dieu, ou la transcendance, existe, mais on n’apprendra rien sur Dieu lui-même, qui évidemment dépasse, s’il existe, ces manifestations. Ce que ces expériences illustrent, conclut Arnould, c’est que «l’être humain est fait pour Dieu ou, plus exactement, pour le sentiment religieux». Elles ne nous disent pas si Dieu est une réalité ou une illusion. À cette étape, il revient à la foi de trancher.
S’il est souvent stimulant et passionnant, l’essai de Jacques Arnould déçoit malheureusement un peu. Le penseur ne manque pas d’érudition et de style, mais son propos ne brille pas toujours par sa finition. Chacune de ses phrases est claire, mais le déroulement de son argumentation comporte du flou. On saisit aisément l’esprit d’ensemble, mais le discours avance par sauts plus que par étapes, ce qui nuit à la clarté de la thèse.
Le NOMA de Stephen Jay Gould
Sur la même question, c’est-à-dire sur les rapports entre la science et la religion et sur la tentation du concordisme, le livre du biologiste américain Stephen Jay Gould (1941-2002), Et Dieu dit : «Que Darwin soit!» (Points, 2013), demeure la référence indépassable.
Plaidant pour la reconnaissance de l’«égale valeur» des deux domaines, qu’il appelle des magistères, «aussi nécessaires l’un que l’autre à toute existence humaine accomplie», Gould insiste sur le fait qu’ils «restent distincts quant à leur logique et entièrement séparés quant à leur style de recherche». La science, note-t-il, s’intéresse aux faits et formule des théories quant à leur fonctionnement. La religion, quant à elle, se penche sur les «significations ultimes» et sur les «valeurs morales». Il est essentiel de ne pas les amalgamer afin d’éviter toute confusion. C’est le principe du NOMA, c’est-à-dire le NOn-empiètement des MAgistères.
Selon Gould, Darwin, son héros, est un modèle du genre. Il savait «que la Nature ne nous offre absolument aucun enseignement moral», qu’il n’y a pas de «sens inhérent à la Nature» et qu’il revient à chacun de chercher ce sens «en un lieu qui est à la fois le plus impénétrable et le plus proche de nous — l’intérieur de notre être fragile».
Or, si vouloir tirer un sens moral de l’étude de la nature est un non-respect du NOMA, certaines croyances religieuses en relèvent aussi. Si votre religion pose en dogme que la Terre a tout au plus dix mille ans, elle ne respecte pas le NOMA non plus, car elle va sur le terrain des faits en contredisant une connaissance scientifique établie.
Pour Gould, le NOMA s’impose comme un critère pour évaluer la validité d’une démarche. Se servir de la science pour établir que Dieu existe ou n’existe pas n’est pas plus pertinent que de contredire les connaissances scientifiques à partir de textes révélés. Dieu n’est pas scientifique, mais la science n’est pas divine.
«Je suis agnostique, écrivait Gould, […] car, de fait, on ne peut pas trancher.» Il n’en conservait pas moins «un grand respect pour la religion». S’il refusait fermement l’amalgame entre la science et la religion, il proposait néanmoins un modus vivendi empreint de sagesse. «Or, de même que l’organisme a besoin pour subsister à la fois de nourriture et de sommeil, écrivait-il, aucune totalité ne peut se dispenser des apports variés de parties indépendantes. Il nous faut vivre la plénitude de l’existence en de nombreuses demeures, dans un voisinage qui devrait ravir tous les modernes partisans de la diversité.» Ce livre, je vous le dis, est formidable, tant par le propos, brillant, que le style, limpide et délicat.
Je fais mienne la proposition du paléontologue. Je peux lire, dans la même journée, Québec Science et Parabole, la revue de la Société catholique de la Bible, en me réjouissant que Dieu ait donné vie à Stephen Jay Gould. J’évite les mélanges, mais je ne me prive de rien.