On connaît le Félix Leclerc chansonnier et patriote. On connaît moins le Félix Leclerc écrivain et catholique. Il y a 75 ans cette année, en 1944, donc, il publiait Andante (Biblio-Fides, 2012), un recueil de poèmes, de nouvelles et de contes, dans lequel cinq textes parlent directement de «Lui», c’est-à-dire de Jésus et de «ses yeux profonds qui perçaient l’écorce des hommes pour leur fouiller le fond du crâne et le fond du cœur».
Dans Adagio, son précédent recueil paru en 1943, Félix affichait déjà son attachement à l’Église et à son message. Dans une nouvelle intitulée «Banc 181», un curé de village, dépité par le manque de ferveur religieuse de ses ouailles tentées par le «modernisme», décide, sur un coup de tête, de fermer l’église pour toujours. La nouvelle crée la commotion au village, où tout s’arrête. Il faudra l’intervention de l’ivrogne local pour convaincre le curé de revenir sur sa décision.
«Qu’est-ce qu’on va faire si vous partez? dit le poivrot au prêtre. Pas d’église le dimanche, pas de funérailles à nos morts, pas de baptême à nos nouveau-nés; pas de commandements, pas de lois, pas d’anniversaires; qu’est-ce qu’on ferait avec la liberté d’adorer l’argent, de voler, de déshonorer son père et sa mère, de commettre l’adultère, de tuer son ennemi; pas de sacrement de mariage, pas de confirmation, de communion; pas de Noël, ni de messe de minuit, ni de jour de l’An, ni de jour de Pâques, ni de Fête-Dieu, ni d’Assomption; vous avez pas le droit de nous laisser sans défense, sans idéal, sans éducation, sans principes, sans pardon; pas le droit: ni instruction, ni vocation, ni espérance, ni charité, ni foi. Vous avez pas le droit.»
Le plaidoyer, senti, résume avec force tout ce que, selon Félix, l’Église représente pour les Québécois.
Dans une autre nouvelle d’Adagio intitulée «La trace», un paysan, bouleversé par l’ébranlement de son mode de vie – les jeunes quittent la terre –, dénonce l’ingratitude des Québécois. «On est tous des lâches, dit-il à son fils tenté par la ville. On vit sur la terre parce qu’on s’adonne là, mais on sait pas pourquoi. On va à la messe sur l’erre d’aller de nos grands-pères; on sait pas pourquoi. On parle français sans savoir que c’est la plus belle, la première, la plus riche, la plus grande parlure au monde. Comme on marche sur les pieds sans jamais s’être demandé si c’était le bon bout. On se demande rien, on pense pas, on apprécie pas.»
Jésus maintenant
Critique d’un patriotisme et d’une religion qui ne seraient que d’habitude, Félix a écrit et chanté les raisons profondes de son attachement au Québec et au catholicisme. Dans Andante, il va même jusqu’à se faire évangéliste pour témoigner de l’enracinement de sa foi. Un fil conducteur traverse sa reprise de cinq épisodes évangéliques: Jésus, c’était il y a 2000 ans, mais c’est aussi maintenant et pour toujours.
Dans «La Grande Nuit», trois étoiles, voyant les humains en fête pendant une nuit de Noël, se racontent la première de ces nuits, où elles ont «senti la création frémir, se courber, adorer», afin d’en tirer quelques leçons. «Les pauvres de la Terre, qui sont loin d’être Dieu, devraient savoir qu’il y eut plus pauvre qu’eux jadis: le Fils du Père!» affirme l’étoile de Bethléem. Ce motif de la dignité du pauvre, frère de Jésus dans le dénuement, revient sans cesse chez Félix.
«La paix soit avec vous», qui commence par une tirade soulignant la solidarité qui unit le Christ à tous les malheureux, reprend l’épisode, relaté dans les synoptiques, de la femme malade qui guérit en touchant le vêtement de Jésus. L’histoire, chez Félix, se passe en une époque indéfinie. Quand il arrive, Lui, dans son village, la femme malade se fraie un chemin à travers la foule pour toucher sa toge, et le miracle se produit. La nouvelle se présente comme le récit d’un fait – «ça devait être un beau moment», dit le narrateur —, mais insiste sur l’actualité de la vérité qu’elle exprime. «Il me semble la voir», dit encore le narrateur, en évoquant la pauvre femme. De retour chez elle, cette dernière, pleine de joie et «l’âme délivrée», retrouve son mari, remué, «qui pleurait tranquillement la face dans son coude, se sentant gêné de regarder le miracle avec ses yeux d’ouvrier».
Dans «Ils s’en allèrent chacun chez soi», Félix expose une fois de plus son parti pris pour les humbles en offrant sa version de l’épisode de la femme adultère. Il décrit les savants voulant piéger Jésus comme des orgueilleux qui se sont bâti «un petit piédestal intérieur d’où ils commencèrent, sans trop de scrupules, à juger l’humanité». Il leur oppose le vrai maître, «qui comprenait la faiblesse humaine et surtout qui croyait en la relève humaine». C’était il y a longtemps, mais, suggère encore Félix, c’est aussi aujourd’hui. «La terre, écrit-il, se souvient de ce moment-là.»
Récit d’un jeune soldat romain qui devient officier le jour de la crucifixion de Jésus et qui hérite du mandat de fouetter le condamné avant de le mener au calvaire, «Le Grade» est l’histoire d’une rédemption. Elle illustre la miséricorde de Dieu, capable de pardonner à des hommes qui, aveuglés par leur désir de réussite, ne savent pas ce qu’ils font.
La vérité, un vendredi
La veine évangélique de Félix atteint un sommet, enfin, dans «Ce vendredi-là», une nouvelle qui met en scène une famille de paysans québécois méditant, deux mille ans plus tard, «l’énorme histoire qui est arrivée à l’Homme il y a des siècles».
C’est un Vendredi saint, donc, et on travaille à la ferme. Le père, songeur, se dit qu’il devait faire beau, le jour de la mort du Christ, puisque c’était le printemps. Y avait-il, parmi les ennemis de Jésus, des gens qu’il avait guéris? «Ça arrive des choses de même», se dit-il, philosophe, avant d’avoir une pensée amicale pour Simon de Cyrène, qui a aidé, lui, et qui «ne doit pas regretter aujourd’hui d’avoir retardé son dîner de vingt minutes».
Le fils, de son côté, pense à l’apôtre Pierre, qui pleure après avoir renié son maître par couardise. La scène est si prégnante dans son esprit qu’il ne peut s’empêcher, à son tour, de se dire: «Il me semble le voir.»
La mère pense à la souffrance de Marie, qui voit son grand garçon, dont elle était si fière, insulté et martyrisé. «Il s’est fait salir, parce qu’Il a toujours été propre, pense la paysanne. Il s’est fait cracher au visage, parce que ses lèvres disaient des choses de douceur. Ils lui ont traversé le front avec des épines pour tuer ses idées, parce que ses idées étaient grandes.»
C’était il y a longtemps, mais c’est aujourd’hui.
«Il me semble que ça se passe tout de suite à midi, continue la mère. Il me semble que Lui, avec sa croix, va passer en avant de la maison pour se rendre sur la montagne en arrière dans le rang. Parce qu’aujourd’hui encore, il y a des Judas, des Barabbas, des Pilates, des Hérodes, des voleurs, des savants avec des livres, des curieux, des mous, des tièdes, des lâches, des nuls, des médiocres. Une chance qu’il y a des Cyrénéens qui aident, des Pierres qui regrettent, des Thomas qui s’assurent, des Madeleines qui cherchent, des Pauls qui se choquent.»
À 15 heures, ce jour-là, la mère et le fils se rendent à l’église pour faire le chemin de la Croix. Au retour, le fils, toujours pensif, ne peut s’empêcher d’exprimer son inquiétude. «Écoutez, maman, dit-il. Si le Christ revenait sur la terre, ici dans la province de Québec, je pense qu’on le crucifierait encore une fois, hein?»
La foi de Félix Leclerc, en 1944, est ardente et nourrit son regard sans concession sur la condition humaine. C’était il y a 75 ans. C’est aujourd’hui encore. La vérité ne passe pas.
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