L’histoire des ravages de l’alcool est longue. Dans l’Ancien Testament, déjà, Noé se trouve en mauvaise posture après une cuite. En 1960, dans son grand reportage Avec les Alcooliques anonymes (Folio, 2013), l’écrivain Joseph Kessel raconte avec force l’abyssale détresse de nombreux Américains aux prises avec le «mal dévorant» de l’alcoolisme.
Le Québec n’échappe pas au fléau. Autour de 1840, ce n’est pas pour rien que le légendaire abbé Charles Chiniquy rassemble d’immenses foules en prêchant pour la tempérance. «L’abus de l’alcool, note l’historien Marcel Trudel dans le tome 2 de ses Mythes et réalités dans l’histoire du Québec (Hurtubise, 2004), causait surtout des drames dans la société: appauvrissement des familles, ruines des ménages, rixes, accidents meurtriers.»
L’écrivain François Gravel a été une victime collatérale de la maudite boisson. Son père, plusieurs de ses oncles et son grand frère adoré se sont abîmés dans une ivresse destructrice. «Pendant toute mon enfance, un homme sobre m’aurait sans doute paru aussi saugrenu que ces phénomènes de foire qu’on voyait au parc Belmont, hommes à deux têtes ou femmes à barbe. Un homme sobre? Pourquoi pas une femme prêtre, un coup parti?» écrit-il dans Le deuxième verre (Druide, 2022), le très émouvant récit des méfaits de l’alcoolisme dans sa famille.
Un art littéraire dramatique et joyeux
François Gravel est un de mes écrivains québécois préférés. Je lis fidèlement son œuvre depuis presque trente ans. J’admire son inventivité, son humour chaleureux et sa sobriété stylistique. Son art littéraire combine la modestie du propos avec une sorte de sagesse désenchantée quant à la nature humaine, mais habitée par la joie de vivre. Gravel connaît les drames de l’existence — il a bellement raconté ses difficiles relations avec sa mère frustrée dans La petite fille en haut de l’escalier (Québec Amérique, 2018) et sa vie avec la maladie dans À vos ordres, colonel Parkinson! (Québec Amérique, 2019) —, mais il refuse de les laisser ternir tout l’horizon.
Fais comme un rat (Québec Amérique, 2022), son plus récent roman jeunesse, illustre cette attitude. Un adolescent doté de tous les talents sportifs s’y retrouve dans le coma après avoir subi une agression au hockey. Il tombe alors dans un traquenard et se réveille dans la peau d’un rat, obligé de lutter pour sa survie. Sans divulgâcher l’essentiel, on peut au moins noter que la lecture des Misérables, de Victor Hugo, lui viendra en aide et lui permettra de revoir la lumière.
L’alcoolisme et l’ennui de vivre
Dans Le deuxième verre, Gravel raconte, dès le début, avoir découvert, à l’adolescence, grâce aux Misérables, la formidable «machine à voyager dans le temps» qu’est la littérature, plus puissant antidote à l’ennui de vivre.
«Les histoires qu’on y raconte ne sont pas toujours aussi excitantes que celles inventées par Victor Hugo ou Edgar Allan Poe, écrit-il, mais elles le sont assurément plus que celles des chevaliers de la Table ronde qui vont voir, oui, oui, oui, qui vont voir, non, non, non, qui vont voir si le vin est bon.»
L’anecdote n’est pas gratuite. Gravel cherche à comprendre l’origine de l’alcoolisme des membres de sa famille. Pourquoi boivent-ils? Par tristesse? Par prédisposition génétique? «Je ne sais pas d’où vient cette pulsion, admet-il, mais je sais le mal qu’ils se font, le mal qu’ils nous font.» Il ne sait pas, donc, mais il cherche. Serait-ce la dépression? L’alcool, c’est une évidence, les console, mais de quoi? Pourquoi son grand frère, si plein de talent, hautement diplômé et prof d’université, est-il mort à 61 ans d’avoir trop consommé de ce poison qu’il prenait pour un remède? Et son père, malade et amputé, à la fin, pourquoi continuait-il à boire?
Il y a, bien sûr, une dimension sociale et culturelle à l’alcoolisme. Gravel est né en 1951, c’est-à-dire dans un Québec où le statut de «vrai homme» passait par le fait de consommer de l’alcool. Je suis né dix-huit ans après lui, dans un milieu populaire, et je peux dire que les choses n’avaient pas changé.
«Si on veut être beau, fort, populaire, viril, riche, inspiré, puissant ou drôle, il faut boire, la cause est entendue», écrit Gravel. «Existe-t-il d’ailleurs un seul modèle d’homme attirant qui ne boit pas? continue-t-il. Un frère des écoles chrétiennes? Un protonotaire chétif amateur d’opérettes? Un danseur de ballet qui surveille sa ligne? Come on! Soyons sérieux, voulez-vous? Un homme, ça boit. Le plus vite on s’y met, le mieux c’est.»
J’ai vécu, moi aussi, dans ce monde, j’ai pensé comme ça, j’ai parfois succombé parce que résister à la tentation, érigée en pression sociale amicale, n’était pas facile, mais, Dieu merci, j’ai été épargné par les affres de l’alcoolisme, avant de devenir, pour des raisons de santé, totalement sobre.
Or, ceux qui tombent, en éclaboussant leur entourage par le fait même, qui sont-ils? Des malchanceux? Des faibles? Des narcissiques? Des âmes tristes, plutôt, des esprits écrasés par la lourdeur du monde, suggère Gravel dans son hypothèse la plus forte. Ces buveurs compulsifs, écrit-il, ne nous disent-ils pas «je veux être ailleurs qu’ici, ailleurs que dans ma vie, ailleurs que dans ma peau, ailleurs que dans mon métier, mon pays, mon mariage […]; j’agis de façon irrationnelle, irresponsable, je me mets volontairement hors d’état d’être un homme sur lequel on peut compter, mais j’en ai justement assez d’être un homme responsable, je décroche»?
La compassion et le nirvana
Étranger à tout esprit de jugement, Gravel choisit la voie de la compassion pour raconter cette triste histoire. À ces hommes qu’il a aimés et qui lui ont tant appris, il tient à redire son attachement et son impuissance devant le «mystère insondable» de leur autodestruction.
L’alcool, écrit Gravel, n’est pas sans vertu. «Le deuxième verre, explique-t-il, c’est le seul qui en vaille vraiment la peine. […] Je suis calme, détendu, indulgent envers les autres autant qu’envers moi-même. Je suis absous de mes péchés par mon confesseur, nirvanisé par mon gourou, béatifié par mon pape intérieur.» Les verres qui suivraient, cependant, il le sait, creuseraient plus son mal d’être occasionnel qu’ils ne le soulageraient.
Pour être ailleurs qu’ici, ailleurs que dans la vie qui pèse, il y a mieux que la bouteille, qui s’appelle la littérature. Depuis trente ans, je me saoule de Gravel et des autres en toute sobriété, et, croyez-moi, c’est tout un party.