J’ai longtemps résisté à Michel Houellebecq. Ce qu’on en disait dans les médias m’éloignait de lui. Le romancier, répétait-on, se complaisait dans le désespoir cynique et dans des descriptions de pratiques sexuelles rebutantes. Dans ses entrevues, l’écrivain ne détestait pas en rajouter, en prenant la pose du mésadapté cafardeux, toujours prêt à balancer une énormité. Je résistais, donc.
Mon frère Dominique, esprit fin, lisait tout, lui, du trublion et m’assurait que j’avais tort. Houellebecq, me disait-il, n’est pas celui que tu imagines. J’ai fini par plier un peu. J’ai lu le sulfureux Soumission (Flammarion, 2015) et j’ai été surpris par la clarté de la prose et la subtilité du propos. J’ai lu, ensuite, Sérotonine (Flammarion, 2019) et, encore une fois, j’ai dû me rendre à l’évidence: Houellebecq n’était pas celui que je croyais. Sérotonine distille une profonde et accablante déprime, mais porte, en creux, une pénétrante réflexion sur la détresse contemporaine. Le philosophe Jean-Noël Dumont le lit même comme «une longue confession qui se termine par ce dilemme: le désespoir ou le Salut».
Cette audacieuse lecture est corroborée, en quelque sorte, par Houellebecq lui-même. Dans un entretien publié dans Artpress (février 2015) à l’occasion de la parution de Soumission, le romancier ne fait pas mystère de son souci métaphysique.
«La difficulté de vivre sans religion, dit-il, cela n’a pas été beaucoup relevé, est un thème ancien chez moi. On le trouve dès Les Particules élémentaires. Ce sujet ne m’a jamais laissé tranquille. Les questions qui ont fait perdre le sommeil à Pascal m’ont aussi fait perdre le sommeil. Les espaces infinis: est-ce que tout cela est silence, chaos, vide? […] J’ai besoin de savoir si le monde est organisé ou pas, ça me torture vraiment.»
Dans le même entretien, Houellebecq évoque son «athéisme», mais se corrige tout de suite en parlant plutôt de son «rationalisme» et en précisant qu’il «est très relatif» puisqu’il s’accompagne de «l’impression de sentir des vibrations spirituelles».
Ces aveux résonnent avec force à la dernière page de Sérotonine. Le narrateur, qui a tout raté, qui s’enfonce dans le noir, a soudain une épiphanie.
«Dieu, écrit-il, s’occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs.»
Pour Jean-Noël Dumont, cette renversante conclusion peut être lue comme «un message de l’écrivain lui-même», qui nous confierait ainsi que son œuvre, depuis le début, est «entièrement spirituelle».
Le poète lyrique
Mon frère a profité du jour de mes 50 ans pour poursuivre son prosélytisme houellebecquien en me faisant cadeau de Non réconcilié (Gallimard Poésie, 2014), une «anthologie personnelle 1991-2013)» des poèmes de l’écrivain. Ce fut le coup de grâce asséné à ma résistance. Ces 132 poèmes, en vers syllabiques et en rimes, brillent de clarté, de profondeur et sont habités par le «désir métaphysique» identifié par Dumont.
Le Houellebecq dépressif et désabusé devant notre monde englué dans un hédonisme consommatoire débilitant n’a pas déserté le poète:
Au milieu des fours micro-ondes,
Le destin des consommateurs
S’établit à chaque seconde;
Il n’y a pas de risque d’erreur.
Sans «prise concrète sur le monde», «sans point d’appui, entouré par le vide», comme Saint-Denys Garneau, conscient «que la vie est monotone/que les horizons sont lointains», le poète dit vivre, «torturé et serein,/les dernières années d’une civilisation».
Dans un lyrisme que la préfacière et spécialiste de son œuvre, Agathe Novak-Lechevalier, qualifie de «problématique, précaire, fragile», Houellebecq, délaissant le plus souvent l’ironie acide de ses romans, se penche avec tendresse sur nos «corps fragiles, inassouvis», tristement soumis, note la préfacière, à «l’implacable répartition entre les forts et les faibles». Pourtant, écrit le poète, «le corps vieilli n’en désire pas moins fort/au milieu de la nuit».
Souvent présenté par la presse comme un écrivain nihiliste, Houellebecq s’avère plutôt un romantique délicat, sensible aux affligés:
Tant de cœurs ont battu, déjà, sur cette terre
Et les petits objets blottis dans leurs armoires
Racontent la sinistre et lamentable histoire
De ceux qui n’ont pas eu d’amour sur cette terre.
Sous la pluie, omniprésente dans cette œuvre, et dans la nuit, épreuve recommencée pour les esseulés, ce manque d’amour déchire l’âme du poète:
Il n’y a pas d’amour
(Pas vraiment, pas assez)
Nous vivons sans secours,
Nous mourons délaissés.
Désir de foi
Le vide, écrit Novak-Lechevalier, est la «hantise fondamentale» de Houellebecq, qui affirme écrire des poèmes «pour mettre l’accent sur un manque monstrueux et global». Vide affectif, donc, alors qu’«il n’y a rien d’autre que l’amour» et vide métaphysique alors que «la présence subtile, interstitielle de Dieu/a disparu», que «nous flottons maintenant dans un espace désert», que «nos corps sont à nu» et qu’«il n’y a plus personne pour recueillir nos plaintes».
À la différence du romancier, le poète Houellebecq cherche à formuler clairement l’objet de sa quête, une «mystique» (mot qu’il utilise dans Ennemis publics, rappelle la préfacière) seule à même de rendre supportable la déréliction contemporaine. Il évoque ainsi «une ancienne espérance» qui l’habite et dit même, au passage, croire «à la Bonne Nouvelle/au destin approximatif». L’ajout de ce dernier vers témoigne de la foi trouble du poète qui est essentiellement un désir de foi.
Il parle, dans le dernier poème de l’anthologie, de «l’abrutissement qui [lui] tient lieu de grâce», comme s’il essayait de faire tenir ensemble sa déchirante conscience du vide, de l’absence de Dieu, et son désir profond, acharné et vital de surmonter cette épreuve en trouvant la sortie de secours qui s’ouvre sur la transcendance.
Dans le plus beau poème de Non réconcilié, Houellebecq résume son credo. Après une première strophe dans laquelle il exprime le «dégoût manifeste» que nous inspire «ce monde où nous respirons mal», il insiste, dans la deuxième strophe, sur notre volonté de «retourner dans l’ancienne demeure/où nos pères ont vécu», de renouer avec une morale «qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure». La strophe finale est éloquente:
Nous voulons quelque chose comme une fidélité,
Comme un enlacement de douces dépendances,
Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence;
Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.
J’avais cru avoir affaire à un professeur de désespoir frimeur. Grâce à mon frère, j’ai découvert l’autre Houellebecq, le poète pascalien et romantique en quête d’une réconciliation qui aurait le visage de Dieu.
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