Benoît XVI, dans les mois précédant sa démission en 2013, aurait pleuré au moins deux fois en découvrant l’ampleur de la crise frappant l’Église: à Cuba, en mars 2012, quand on l’informe des crimes sexuels commis par le clergé du pays et au Vatican, en février 2013, en lisant le rapport concernant l’affaire Vatileaks et faisant état d’histoires de malversations financières et de luxure homosexuelle.
Les larmes du pape sont évoquées dans Sodoma (Robert Laffont, 2019, 640 pages), l’imposante enquête du sociologue et journaliste français Frédéric Martel sur la présence massive de l’homosexualité au Vatican. En lisant cette œuvre monumentale, le lecteur catholique de bonne foi sera à son tour plongé dans une vallée de larmes.
Ne croyez pas ceux qui disent que l’ouvrage de Martel n’est qu’un tissu de commérages sans preuve. Comme l’écrit Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction du magazine La Vie (19 février 2019), «c’est un livre sérieux et qui doit être lu sérieusement». Martel a enquêté pendant quatre ans, dans plus de trente pays et a rencontré 41 cardinaux, 52 évêques et plus de 200 prêtres. Dans le lot, il y a bien sûr quelques commères portées sur les médisances et les calomnies, mais, de l’ensemble, se dégagent quelques dévastatrices vérités susceptibles de tuer l’Église si elles ne sont pas prises en compte.
Hypocrisie et silence
Homosexuel pleinement assumé, Martel joue cartes sur table. Ni catholique ni croyant, il dit reconnaître «l’importance de la culture catholique dans [sa] vie et dans l’histoire de [son] pays» et se défend d’être anticlérical, allant même jusqu’à se définir comme «un athée de culture catholique». Son livre, répète-t-il, n’est pas contre le catholicisme, mais contre la culture de l’hypocrisie qui règne au sommet de l’Église. «Jamais peut-être, écrit-il, les apparences d’une institution ne furent aussi trompeuses, et trompeuses aussi les professions de foi sur le célibat et les vœux de chasteté qui cachent une tout autre réalité.»
Et cette réalité, c’est qu’au Vatican, «l’homosexualité devient la règle» et s’accompagne d’un discours brutalement homophobe. Cette schizophrénie – une homophobie homosexuelle – est le résultat d’un profond malaise quant à l’homosexualité. «Le sacerdoce, explique Martel, a longtemps été l’échappatoire idéale pour les jeunes homosexuels.» En devenant prêtres, ils croyaient pouvoir fuir ou, à tout le moins, contenir des tendances qu’ils diabolisaient. N’étant pas, plus que les autres, des saints, ils n’ont pas toujours su tenir leur engagement à la chasteté, vivent mal cette situation et en rajoutent, par compensation, dans l’homophobie. Martel écrit même que «plus un prélat est pro-gay, moins il est susceptible d’être gay; plus un prélat est homophobe, plus il y a de probabilités qu’il soit homosexuel». Or, comme, pour la raison évoquée plus haut, il y a beaucoup d’homosexuels dans le clergé, l’homophobie, souvent accompagnée de misogynie, s’impose dans la morale de l’Église.
Cette désolante logique a eu, continue Martel, une conséquence encore plus tragique. «Derrière la majorité des affaires d’abus sexuels, suggère-t-il, se trouvent des prêtres et des évêques qui ont protégé les agresseurs en raison de leur propre homosexualité et par peur qu’elle puisse être révélée en cas de scandale. La culture du secret qui était nécessaire pour maintenir le silence sur la forte prévalence de l’homosexualité dans l’Église a permis aux abus sexuels d’être cachés et aux prédateurs d’agir.»
L’obsession de la sexualité
Martel montre même que cette culture du silence, à son apogée sous les règnes de Jean-Paul II et de Benoît XVI, explique en partie une foule de malversations financières vaticanes, les compromissions de divers cardinaux avec les dictatures argentine, chilienne et cubaine et la répression de la théologie de la libération dont les grandes figures, note Martel, «étaient des religieux manifestement non gays» alors que leurs adversaires «étaient, eux, des homophiles ou des homosexuels pratiquants».
La charge menée par Martel contre les homosexuels «placardisés» au sommet de l’Église est si lourde qu’on pourrait croire, si on ne le connaissait pas, que l’auteur est lui-même homophobe. Ce serait une erreur. Ce que dénonce Martel, c’est bien, répétons-le, l’homophobie maladive d’une institution qui, en diabolisant l’homosexualité, a attiré dans ses rangs des jeunes hommes de cette orientation sexuelle en quête d’un refuge, nourrissant ainsi une schizophrénie responsable d’une ravageuse culture du silence, d’une toxique hypocrisie et de la mainmise d’une coterie gaie paranoïaque sur le Vatican.
On comprend, à lire Martel, que, pour s’extirper de cette désastreuse situation, l’Église devrait opérer une révolution qui mettrait fin au cléricalisme malsain et à l’imposture du vœu de chasteté, en acceptant à la prêtrise et à des postes d’influence des hommes mariés, des femmes et des personnes ouvertement homosexuelles et en abandonnant son obsession de la sexualité, à l’exemple de Jésus, on ne peut plus discret sur la question.
En entendant Martel en entrevue à la télévision, ma mère, une catholique pratiquante sincère et exemplaire, a été découragée. «L’Église, m’a-t-elle dit au téléphone quelques minutes plus tard, est finie.» Sa foi au Dieu de Jésus n’était pas en cause, mais sa confiance en l’institution était anéantie. Sur le coup, je n’ai pas su quoi lui répondre pour la réconforter. Je n’avais pas encore lu le livre de Martel, ce que j’en entendais ne me rassurait pas quant aux chances de l’Église de s’en sortir, non pas indemne, il est déjà trop tard pour cela, mais sans blessure mortelle.
Un espoir nommé François
Sodoma m’a ébranlé. L’enquête, très fouillée, fait mal. Elle laisse, malgré tout, filtrer un espoir, qui s’appelle François. «Avec son ego tranquille et son rapport apaisé à la sexualité, écrit Martel, François, lui, détonne. Il n’est pas de la paroisse!» Dépeint par le journaliste comme un adversaire acharné des «rigides hypocrites», le pape argentin, qui a réconcilié le Vatican avec les théologiens de la libération, «fait le grand ménage», tasse les «coquins», nomme des femmes à des postes-clés et multiplie les ouvertures quant au statut des divorcés remariés, au mariage des prêtres et, prudemment, à l’accueil des homosexuels, avec des alliés comme les cardinaux Kasper, Schönborn et Cupich. Tout n’est donc pas perdu, si le pape lui-même, aujourd’hui, prend le problème à bras-le-corps, malgré les violentes réactions internes que sa détermination suscite.
Cet espoir qu’incarne François, selon Martel, s’accompagne d’un mystère. Si le collège cardinalice est vraiment un nid de vipères, comment expliquer l’élection de l’intrépide François à la tête de l’Église? Il y a là, me semble-t-il, un os dans l’enquête du journaliste. Faut-il en conclure que ce dernier a trop noirci le portrait? Sinon, comment expliquer la nomination d’un redresseur de torts par des moutons noirs?
Une chose est certaine: François ne sera pas éternel. Aussi, si son successeur ne poursuit pas ce que Martel appelle «la révolution François» et opte plutôt pour une forme de restauration en cherchant à noyer le poisson, ma mère, bien malgré elle, aura eu raison.
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