Noël est une fête plus facile que Pâques. Devant un enfant souhaité qui vient au monde, tous, sauf les nihilistes, se réjouissent. Il suffit de croire à la possibilité du plaisir de vivre pour chanter une naissance. Les croyants, à Noël, acclament un sauveur et les incroyants sont attendris par la mémoire d’un homme juste et bon, né dans une étable. Noël, c’est facile; c’est le temps de la promesse, la naissance de l’espoir et, au Québec, un peu de lumière et de chaleur dans le froid de décembre. À Noël, tout va bien.
À Pâques, les choses se corsent. Cette fête, dit-on, est la plus importante de toutes pour les croyants, en ce qu’elle souligne la résurrection du Christ, cœur de la foi chrétienne. On voit déjà, si je puis m’exprimer ainsi, le problème. Une naissance, ça va de soi: le bébé est là, il crie, il vit, sans ambiguïté. Nul besoin d’y croire; s’en réjouir suffit. Une résurrection, c’est autre chose. C’est en ce sens que Pâques est une épreuve: le saut de la foi y est nécessairement convoqué. Croire que la vie peut vaincre la mort ne va pas de soi. Et avant d’y arriver, la mort, justement, brutale et injuste, fait barrage. Quand je pense à Pâques, c’est moins le tombeau vide du dimanche qui s’impose à mon esprit que la croix de souffrance du vendredi. La mort est une certitude; la résurrection, même avec la foi, une espérance. Comment surmonter l’épreuve quand la foi vacille, ce qui ne peut manquer d’arriver, même aux âmes bien nées? Et s’il s’agissait de retrouver l’homme derrière le dieu, de donner sens à la mort, même en l’absence de certitude quant à la résurrection?
La Passion de Renan
Je lis la Vie de Jésus (Folio classique, 2010), d’Ernest Renan, pour me consoler en cette semaine sainte pendant laquelle la Passion du Christ m’obsède. Le grand historien français, dans ce chef-d’œuvre très controversé de 1863, raconte un Jésus qu’il admire, mais qu’il dépouille de sa divinité. «Son héros, écrit le professeur Jean Gaulmier en préface, n’est pas le Christ du mystère médiéval […]; c’est un être réel et pur, dont les démarches obéissent aux lois de la psychologie humaine, et qu’un historien positif devrait pouvoir ressusciter dans sa vérité.»
Je lis les pages racontant la dernière semaine de Jésus, son arrestation, son procès et sa mort. J’accompagne le condamné en suivant le guide délicat. «Une grande tristesse, note Renan, paraît, en ces dernières journées, avoir rempli l’âme, d’ordinaire si gaie et si sereine, de Jésus.» Je suis là, avec lui, et je partage sa peine. L’historien, ému lui aussi, convaincu que l’imagination, proscrite par ses collègues savants, «a souvent plus de chances de trouver le vrai qu’une fidélité servile», imagine alors les pensées de son héros. A-t-il douté de la nécessité de sa mission? se demande-t-il.
Peut-être quelques-uns de ces touchants souvenirs que conservent les âmes les plus fortes, et qui à certaines heures les percent comme un glaive, lui vinrent-ils à ce moment. Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir; la vigne et le figuier sous lesquels il aurait pu s’asseoir; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l’aimer? Maudit-il son âpre destinée, qui lui avait interdit les joies concédées à tous les autres? Regretta-t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il de n’être pas resté un simple artisan de Nazareth?
Même s’il lui prête ces dernières tentations, celle même de se soustraire à la mort, Renan conclut tout de même que «l’amour de son œuvre l’emporta» et que Jésus résolut «de boire le calice jusqu’à la lie», devenant ainsi «le héros incomparable de la Passion, le fondateur des droits de la conscience libre, le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler». Le Jésus de Renan n’est peut-être qu’un homme, mais l’historien, admiratif, n’hésite pas à évoquer «son essence divine», «son instinct divin» et, enfin, «la vie divine qu’il allait mener dans le cœur de l’humanité pour des siècles infinis».
Le cri de tous
Le théologien Hans Küng, dans Credo (Points, 2016), n’a pas tort de dire que «la croix comme telle est manifestement un échec, [qu’] il ne faut pas y voir des mystères qui n’y sont pas» et que «c’est un abandon sans exemple, de la part des hommes et de Dieu, de l’envoyé de Dieu». Il reste, note-t-il, et ce n’est pas un mystère, que la croix «est le symbole de l’homme en agonie». Or, dans cet échec, dans cette épreuve, dans cet abandon, l’humain d’aujourd’hui peut se reconnaître, trouver en Jésus un frère et comprendre ainsi la nécessité vitale de la fraternité humaine.
«Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» clame le Christ en croix. Françoise Dolto, dans L’Évangile au risque de la psychanalyse. Tome 1 (Points, 2015), entend là le cri de la fragilité humaine universelle, celui qui résume «tous nos doutes concernant notre désir, notre vocation, notre mission, le sens de notre vie quand, vacillants, nous oscillons entre la séduction du repos et l’appel à s’accomplir jusque dans le risque volontaire de la mort». Ce cri du Christ souffrant, continue-t-elle, «n’est-il pas le modèle des mots d’amour, d’amour et de désir, aux limites de l’articulé et du son»? N’est-il pas le «cri de tous les hommes», qui «résonne toujours» depuis la croix?
Rencontre et résurrection
Aussi, si le Christ ressuscité de Pâques est mon espérance, le Jésus supplicié du Vendredi saint est mon compagnon d’infortune. L’épreuve de la croix n’en devient pas douce pour autant – elle continue d’incarner, chaque seconde, la souffrance du monde –, mais elle trouve du sens en elle-même. La mort du Juste parmi les justes est douleur suprême, mais elle me parle, c’est la sienne, c’est la mienne, c’est la vôtre, c’est la nôtre, et, partageant le cri qu’elle nous inspire, nous sommes conviés, sans attendre la suite, à habiter «l’esprit nouveau» que Renan attribue à Jésus, celui du Sermon sur la montagne, «l’apothéose du faible, l’amour du peuple, le goût du pauvre, la réhabilitation de tout ce qui est humble, vrai et naïf»; celui du royaume de Dieu conçu comme «un ordre des choses meilleur que celui qui existe, le règne de la justice, que le fidèle, selon sa mesure, doit contribuer à fonder».
Ne jouons pas sur les mots. La résurrection, c’est la vie après la mort, et je l’espère ardemment, comme un matin de Pâques joyeux et éternel. Mais la résurrection, c’est aussi, c’est d’abord, même, d’une certaine manière, la rencontre de Jésus, l’homme qui change la vie, écrit Gaulmier en résumant Renan, «par l’amour, marque véritable des enfants de Dieu, par la revanche des humiliés et des offensés». Sans son cri de misère sur la croix, l’aurait-on entendu? C’est peut-être parce qu’il est un mystère douloureux que le Vendredi saint parle si fort à l’humanité.
Heureux, écrit Renan en parlant des amis contemporains de Jésus, qui a pu voir de ses yeux cette éclosion divine, et partager, ne fût-ce qu’un jour, cette illusion sans pareille [l’historien sceptique fait ici référence à un paradis céleste]! Mais plus heureux encore, nous dirait Jésus, celui qui, dégagé de toute illusion, reproduirait en lui-même l’apparition céleste, et, sans rêve millénaire, sans paradis chimérique, sans signes dans le ciel, par la droiture de sa volonté et la poésie de son âme, saurait de nouveau créer en son cœur le vrai royaume de Dieu!
Heureux, dirais-je à mon tour, ceux qui croient sans vaciller au Christ glorieux du matin de Pâques! Mais heureux, déjà, ceux qui ont rencontré, par la Croix, Jésus de Nazareth, cet «homme incomparable, si grand que je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son œuvre, l’appellent Dieu», disait Renan, en 1862, dans sa leçon au Collège de France. Dans la misère, la rencontre sauve.
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