Y a-t-il encore des enfants qui lisent la comtesse de Ségur (1799-1874), née Sophie Rostopchine? Je ne sais pas, mais, selon la pédopsychiatre et psychanalyste française Caroline Eliacheff, ils devraient, parce que les livres de celle qu’on a surnommée «le Balzac des petits» touchent «au plus près l’inconscient et les fantasmes des humains, et en particulier des enfants».
Disciple de Françoise Dolto, Eliacheff salue la «conception de l’enfant et de l’éducation» de la comtesse. Selon cette dernière, explique la psychanalyste, l’enfant n’est ni bon ni mauvais par nature, mais se construit par l’éducation qu’on lui donne. En illustrant, dans ses romans, les effets toxiques d’une éducation trop répressive ou trop laxiste, la comtesse, écrit Eliacheff, s’impose comme «une pionnière dans la compréhension des enfants et des conséquences de leur éducation sur leurs comportements». Ses intuitions, ajoute l’essayiste, «se sont trouvées confirmées par les théories psychanalytiques», notamment celles de Dolto.
Dans l’esprit de la récente collection des éditions Gallimard dans laquelle il a été publié l’automne dernier, Ma vie avec la comtesse de Ségur montre l’influence de la romancière sur la psychanalyste. Lectrice passionnée de la comtesse dans son enfance, Eliacheff se reconnaît souvent, de plus, dans le parcours de la romancière. Les deux femmes ont des parents russes -le père, pour Eliacheff- qui ont choisi la France et ont un fils devenu religieux — prêtre, pour celui de la comtesse; rabbin, pour celui de la psychanalyste — à leur grand étonnement.
Fille de la journaliste Françoise Giroud, Eliacheff, de plus, retrouve le désir d’indépendance de sa mère dans l’attitude de la comtesse, émancipée de son mari en 1859, une rareté à l’époque. L’angle personnel à partir duquel la psychanalyste traite de son héroïne donne à cet essai une séduisante vibration.
Il faut dire que la vie de la comtesse, déjà bellement racontée par la Québécoise Marie Desjardins dans Les yeux de la comtesse (Humanitas, 1998), ne manque pas de sel. Fille d’un aristocrate conseiller et confident du tsar Paul 1er et d’une mère indifférente, voire cruelle, convertie à un catholicisme rigoriste, dont elle est le souffre-douleur, Sophie, note Eliacheff, «reste vive, curieuse […] impertinente, inventive», comme le célèbre personnage du même nom qu’elle créera plus tard, en lui donnant une mère douce et compréhensive.
La famille s’exile à Paris en 1817, alors que Sophie a 18 ans, puisque le père, qui a incendié Moscou en 1812 pour ne pas laisser la ville aux mains de Napoléon, est en disgrâce auprès de la noblesse moscovite. Deux ans plus tard, Sophie marie le comte français Eugène de Ségur, un homme volage, peu fortuné, qui lui fera huit enfants que la comtesse, contrairement aux règles de son milieu, élèvera seule, dans son château de L’Aigle, en Normandie, payé par son père.
Après la mort de ce dernier, en 1826, Sophie connaîtra les affres des ennuis financiers et des souffrances physiques (migraines et maux de reins). La compagnie de son fils-prêtre Gaston, obligé de rejoindre sa mère quand la cécité le force à abandonner son poste de diplomate à Rome, apaisera un peu ses tourments.
La comtesse, encouragée par le célèbre polémiste ultramontain Louis Veuillot, publie ses premiers contes en 1856, sous la forme de romans de gare publiés par Hachette et publicisés, notamment, par Émile Zola, employé de cet éditeur avant de devenir romancier. Les livres ont du succès —30 millions d’exemplaires vendus, depuis, en de multiples langues —, mais rapportent peu à la comtesse, même si on la paie plus cher que Flaubert, parce que les droits d’auteurs de l’époque sont chiches.
Si Marguerite Yourcenar disait, en 1980, dans Les yeux ouverts, détester les livres de la comtesse à cause du «sentiment de classe» qui les habite, Eliacheff, elle, s’emballe pour l’écriture «alerte, vivante, évocatrice» de la romancière et pour sa fine compréhension de l’enfance.
La petite aventurière qui est au cœur des Malheurs de Sophie (1858), écrit Eliacheff, c’est elle, la comtesse, qui se souvient de son «désir de connaître du nouveau sans la moindre peur» et qui dit aux adultes que le «dressage par la peur» ne permet pas à l’enfant «d’acquérir le sens de la responsabilité vis-à-vis de lui-même et de tous».
Dans Quel amour d’enfant! (1867), le problème de l’enfant-roi est brillamment illustré par la petite Giselle à qui ses parents donnent tout pour se faire aimer. Devenue insupportable, la fillette confie sa détresse à sa tante et avoue ne pas aimer ses parents trop mous. Comme les psychanalystes, résume Eliacheff, la comtesse affirme que l’enfant est un sujet digne de respect, mais que «son humanisation passe par des interdits structurants».
En fin de parcours, Eliacheff lâche une bombe: dans de petits ouvrages d’apologétique destinés aux enfants, la comtesse de Ségur exprime un antijudaïsme religieux profondément condamnable, totalement absent de ses romans. Ce dérapage entache-t-il l’œuvre entier? Eliacheff, qui revendique ses origines juives, veut croire que non. Donnons-lui raison en séparant le bon grain de l’ivraie.