Au milieu des années 1950, au Québec, le catholicisme triomphe : les
églises sont bondées, le clergé jouit d’un énorme respect, les religieux
dirigent et animent les institutions d’enseignement et les hôpitaux, la foi populaire bat son plein. Cet apogée, toutefois, cache le déclin qui frappera bientôt. Un quart de siècle plus tard, en effet, rien ne va plus.
En 1979, dans une conférence prononcée à Joliette devant des Clercs de Saint-Viateur, Jean-Paul Desbiens, le célèbre Frère Untel, le constate. «Pour nous au Québec, dit-il, la période de 1955-1965 fut une espèce de sommet. Les communautés étaient en pleine expansion ; les sujets étaient nombreux, les œuvres également ; la relève était abondante. […] Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de religieux à cette époque pour anticiper la déroute que nous avons connue par la suite. Nous avançons depuis dans un tunnel dont personne, non plus, n’entrevoit l’issue.»
Journaliste de carrière qui a œuvré à La Presse, au Soleil, au Téléjournal de Radio-Canada et à RDI, Claude Gravel, aujourd’hui retraité, s’intéresse depuis des années au passé religieux québécois. On lui doit notamment l’essai historique La vie dans les communautés religieuses. L’âge de la ferveur, 1840-1960 (2010) ainsi que les biographies La féministe en robe noire — Mère Saint-Anne-Marie (2013) et Raymond Gravel — Entre le doute et l’espoir (2015), tous publiés aux éditions Libre Expression. Minutieux et
respectueux de ses sujets, Gravel redonne vie, dans un style élégant, à un univers qui a profondément marqué le Québec, mais qui a été relégué par la suite dans les limbes d’un passé honteux.
Une biographie révélatrice d’une réalité sociale
Je sais, pour en avoir discuté avec lui à quelques reprises, que Gravel demeure étonné par la rapidité de l’effondrement de l’empire catholique québécois. Comment expliquer cette déroute subite ? Il y a quelques années, le journaliste m’annonçait son intention de se lancer dans l’exploration de cette énigme. Ses recherches l’ont finalement amené à modifier légèrement sa trajectoire.
Il était une fois le Québec (Médiaspaul, 2023, 336 pages) conserve l’esprit de l’enquête d’origine, mais prend la forme d’une biographie de Bruno Hébert, un clerc de Saint-Viateur dont le parcours illustre les changements qui ont affecté le statut de l’Église catholique au Québec. «Le monde dans lequel je suis entré à quinze ans n’existe plus depuis longtemps», déclare le frère aujourd’hui âgé de 85 ans.
Le pari de Gravel est audacieux. Le parcours d’Hébert est riche, certes, mais l’homme n’est pas une vedette, et sa notoriété ne dépasse pas le cercle des gens qui l’ont fréquenté directement. Sa biographie ne trouve donc sa pleine valeur, pour un public élargi, que dans la mesure où on la lit comme celle d’un modèle incarnant une réalité sociale, celle du sort de l’Église au Québec. Gravel joue habilement sur les deux tableaux — le biographique et le sociologique —, mais on regrette un peu, par moments, la relégation de la part sociologique au second plan. La dimension intime y gagne, mais la portée du propos y perd.
Un religieux à l’heure de la modernisation
Arrière-petit-fils du grand sculpteur Louis-Philippe Hébert, à qui il consacrera sa thèse de doctorat en philosophie en 1978, et petit-neveu du peintre Adrien Hébert, Bruno Hébert, lui-même peintre paysagiste, entre chez les Clercs de Saint-Viateur en 1953, à 15 ans, pour devenir frère. L’atmosphère de l’époque et son milieu familial influencent en grande partie son choix puisqu’il affirme ne pas être mystique et ne pas avoir ressenti l’appel de Dieu.
Il sera enseignant dans des écoles publiques pendant quelques années avant que la réforme scolaire engendrée par la Révolution tranquille ne pousse les religieux hors des écoles. Cette modernisation du Québec et les changements dans l’Église entraînés par le concile Vatican II bouleverseront le cadre rigide de sa communauté, mais ouvriront de nouveaux horizons au jeune homme. Forcé de se recycler, il étudiera en philosophie et enseignera cette matière au Campus Notre-Dame-de-Foy de Cap-Rouge, un cégep privé fondé par des frères enseignants, longtemps dirigé par Jean-Paul Desbiens.
Homme de culture, Bruno Hébert mettra cette dernière au cœur de son enseignement sa vie durant, fidèle, en cela, à l’esprit de sa communauté, qui a notamment transformé Joliette, son point d’ancrage au Québec, en «sol de musique». Auteur, en 1993, d’un essai intitulé Éloge de l’éducation (Paulines et Médiaspaul), Hébert, comme son ami Jean-Paul Desbiens, a une conception conservatrice de l’enseignement. C’est le charisme personnel de l’éducateur, dit-il, et son amour de la matière enseignée qui comptent plus que tout devant une classe.
Sur le plan politique, le religieux se fait discret, ce qui ne l’empêche pas, au passage, d’exprimer son rejet de la théologie de la libération et du discours nationaliste. L’explication qu’il donne pour justifier cette dernière prise de position n’a rien pour convaincre. Enfant, raconte-t-il à son biographe, il avait un ami anglophone, à Joliette, dont le père était un ouvrier. Les « Anglais » du Québec, faut-il comprendre de cette anecdote, n’étaient donc pas tous de méchants dominateurs, révélation qui fonde la froideur
nationaliste du frère Hébert. Après avoir lu une analyse aussi candide, on est content que l’homme ait fait plus d’art que de politique.
La tache
En journaliste sérieux qui refuse de taire des faits d’intérêt public, Gravel ne pouvait pas passer à côté des cas d’agressions sexuelles dont ont été reconnus coupables certains membres de la communauté religieuse. «Ces agressions contre des enfants qui leur étaient confiés font une tache sombre sur l’histoire des Clercs de Saint-Viateur», écrit Gravel sans détour.
Hébert, évidemment, ne nie pas ces affaires, mais assure n’en avoir rien su avant les récentes révélations. «C’était bien caché», constate-t-il. On sera toutefois d’accord avec le biographe pour préciser que, «pour des dizaines qui ont fauté, ce qui est condamnable, des milliers de CSV, frères comme prêtres, ont fait honneur à leurs vœux» et que «leurs réalisations ne peuvent être oubliées, leur héritage ne peut être nié».
L’héritage de l’Ancien Régime
En racontant finement la vie de Bruno Hébert, c’est tout un monde disparu que fait revivre Claude Gravel. Bruno Hébert, pour désigner cette période, parle même d’«Ancien Régime», non sans mélancolie. «Il ne l’associe aucunement à une Grande Noirceur, précise le biographe ; il l’assume, tout en sachant très bien qu’elle ne pouvait durer toujours».
Les choses, en effet, devaient changer. Les collèges classiques hors de prix pour la majorité, un enseignement supérieur réservé à 3 % des Québécois de 20 à 24 ans en 1960 et la soumission à l’autorité du clergé ne pouvaient plus durer. L’Église catholique n’était bien sûr pas la seule responsable de cette situation, mais elle en portait une part de responsabilité, d’où la nécessité de la contester et de réduire ses prérogatives.
Ne faisons pas l’erreur, toutefois, de regarder cet ancien monde avec mépris. Ils et elles ont été des milliers, comme Bruno Hébert, à entrer en religion pour servir honnêtement, pour donner le meilleur d’eux-mêmes à leurs élèves, aux malades, au Québec et à la gloire du Christ.
Je suis joliettain et je sais ce que ma ville doit aux Clercs de Saint-Viateur en matière d’enseignement — je suis professeur dans ce qui était leur collège classique — et de culture — le Musée d’art, le Festival de Lanaudière et la formation de générations de musiciens.
La lucidité ne justifie pas l’ingratitude.
Note : Cette chronique fera relâche pour l’été.