Dans ma jeunesse, à l’époque où ma mère m’obligeait à assister à la messe du dimanche, je cherchais souvent des arguments pour justifier mon désir de me soustraire à cette contrainte. Un de mes préférés consistait à dénoncer l’hypocrisie des chrétiens. « Ils vont à la messe, disais-je à ma mère, mais que font-ils le reste de la semaine pour mettre leur foi en pratique ? »
J’avais alors droit à une réplique maternelle pleine de sagesse. « Ne juge pas les autres comme ça, sans savoir de quoi tu parles, disait ma mère. Tu as peut-être raison dans certains cas, ajoutait-elle, mais ce n’est certes pas la fréquentation de la messe qui les empêche d’être de bons chrétiens. » Elle avait raison. J’allais donc à la messe. Aujourd’hui qu’elle n’est plus là, je la remercie souvent de m’avoir donné accès à cette éducation religieuse.
Je n’ai pas oublié, pour autant, mon argument de jeunesse, que je trouve toujours pertinent, malgré tout. À quoi bon la foi, en effet, si elle ne change pas le comportement dans le bon sens ? J’ai toujours trouvé plus que douteux le concept de prédestination. Sans les œuvres, pour moi, la foi est insignifiante. S’il faut choisir entre la foi sans les œuvres et les œuvres sans la foi, je prends la seconde option. Je pense, toutefois, que ma mère disait juste et que non seulement ces deux réalités ne sont pas exclusives, mais que la foi, bien comprise, ne peut que stimuler profondément l’engagement pour un monde plus juste.
La Lettre de Jacques
Quand j’ai lu, pour la première fois, à l’âge adulte, la Lettre de Jacques, petit livre malheureusement méconnu du Nouveau Testament, j’ai reconnu mon argument de jeunesse au chapitre 2, versets 14-26, passage que l’édition de l’Alliance biblique universelle coiffe de l’intertitre « la foi et les actes ». Jacques, que la tradition présente souvent comme le frère de Jésus, y écrit ceci :
« Mes frères, à quoi cela sert-il à quelqu’un de dire : “J’ai la foi”, s’il ne le prouve pas par ses actes ? Cette foi peut-elle le sauver ? Supposez qu’un frère ou une sœur n’aient pas de quoi se vêtir ni de quoi manger chaque jour. À quoi cela sert-il que vous leur disiez : “Au revoir, portez-vous bien ; habillez-vous chaudement et mangez à votre faim !”, si vous ne leur donnez pas ce qui est nécessaire pour vivre ? Il en est ainsi de la foi : si elle ne se manifeste pas par des actes, elle n’est qu’une chose morte. »
Voilà, pour le catholique de gauche que je veux être, que tout est dit. Et l’histoire du christianisme, que l’on connaît de moins en moins, regorge d’exemples de chrétiens qui ont fait de leur foi le moteur de leur action. Dans Ces chrétiens qui ont changé le monde (Tallandier, 2022, 304 pages), le journaliste français Bernard Lecomte, spécialiste du Vatican et du communisme, en présente douze, « qui ont joué un rôle majeur dans notre civilisation, et pas seulement sur le plan spirituel ». Ces chrétiens, insiste Lecomte, ont trouvé dans la foi « des raisons de vivre », de s’engager et d’espérer.
Le pasteur noir et l’écrivain russe
Parmi les douze figures chrétiennes — catholiques, protestantes et orthodoxes — retenues par le journaliste, j’ai mes préférées. C’est le cas de Martin Luther King (1929-1968). En voilà un, en effet, qui a payé de sa vie son engagement chrétien en étant assassiné par un raciste.
Le pasteur King, mélange d’audace et de sagesse, de radicalisme et de modération, d’intelligence et de sensibilité, incarne à la perfection le militantisme chrétien. Il touche au cœur la contradiction américaine de son temps en demandant à ses compatriotes racistes, qui se disent pourtant chrétiens, comment ils peuvent « à ce point trahir la parole de l’Évangile sur la fraternité » ?
King ne fait pas de compromis dans sa lutte contre la ségrégation, mais il croit toujours en la possibilité d’une réconciliation. « Notre but, dit-il en 1965, est une société en paix avec elle-même […]. Ce jour-là ne sera ni le jour de l’homme noir ni le jour de l’homme blanc : ce sera le jour de l’Homme ! » Il parle comme Jésus.
Ses alliés blancs critiqueront souvent son intransigeance, alors que des militants noirs lui reprocheront sa modération. King, résume Lecomte, s’en tiendra toujours à « un équilibre improbable entre radicalisme populaire et éthique de la non-violence ». À ceux qui se demandent comment expliquer cette détermination à marcher sur le fil de fer entre modération et radicalisme, l’écrivain James Baldwin répondra : « Parce qu’il est un authentique chrétien. »
On peut en dire autant de l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), survivant du goulag. Élevé dans une famille chrétienne orthodoxe dans une Union soviétique qui réprime la religion, le jeune homme délaisse la foi et adhère aux dogmes communistes. En 1945, après la guerre lors de laquelle il a été lieutenant sur le front, il est condamné à huit ans de goulag quand on découvre sa correspondance antistalinienne avec un frère d’armes. C’est là, après avoir surmonté un cancer, qu’il retrouve la foi de son enfance et que naît son désir irrépressible de raconter la vérité.
Comme Luther King, Soljenitsyne critiquera les travers de sa nation au péril de sa vie et retournera en prison pour avoir étalé l’horreur communiste dans ses ouvrages. Contrairement au pasteur, toutefois, l’écrivain, nobélisé en 1970, ne brille pas par son humilité. Ses propos incisifs, cassants, même envers les États-Unis, sa société d’accueil à partir de 1976, susciteront beaucoup d’inimitié à son égard de part et d’autre.
Le « bazar mercantile » de l’Ouest, dira-t-il à Harvard en 1978, ne vaut pas mieux que le « bazar idéologique » de l’Est. Chrétien orthodoxe et slavophile intransigeant, Soljenitsyne, parce qu’il avait révélé la triste vérité sur le communisme réel, croyait souvent détenir la vérité sur tout. Ce fut un grand homme, certes, mais son orgueil démesuré entache son parcours.
Deux femmes en flammes
Lecomte, dans le style allègre et limpide qui le caractérise, raconte la vie de dix autres personnages remarquables, animés par la foi chrétienne. On rencontre ainsi, dans ces pages, la sœur Anne-Marie Javouhey (1779-1851), qui a contribué à l’émancipation des esclaves dans les colonies françaises ; Jean-Marie Vianney (1786-1859), le célèbre curé d’Ars, entièrement dévoué à la rechristianisation populaire dans la France postrévolutionnaire ; le pape Léon XIII (1810-1903), modernisateur du Vatican ; le résistant chrétien Edmond Michelet (1899-1970) ; le philosophe catholique Jacques Maritain (1882-1973) et l’incontournable Charles de Gaulle (1890-1970).
Lecomte ne pouvait pas, dans un tel ouvrage, oublier mère Teresa (1910-1997). On a dit bien des choses, et pas toujours les plus belles, sur la sainte de Calcutta. Si tout le monde a reconnu son abnégation, nombreux sont ceux qui ont critiqué son conservatisme — notamment sa condamnation de l’avortement — et l’insuffisance de son action. Elle et ses troupes ne guérissaient personne et se contentaient d’accompagner les mourants dans la foi, lui a-t-on parfois reproché en l’accusant de prosélytisme.
Il m’est arrivé de reprendre ces critiques. Pourtant, en lisant ici la biographie que lui consacre Lecomte, je suis surtout ému. Mère Teresa et ses Missionnaires de la Charité se sont dévouées corps et âme à des personnes abandonnées et méprisées par tous. Elles ne les ont pas, c’est vrai, sauvées physiquement — comment auraient-elles pu le faire, d’ailleurs ? —, mais, comme l’écrit Lecomte, elles ont versé « un peu d’amour dans un océan de misère et de désolation ». Qui sommes-nous pour leur faire la leçon ?
La vie de Marie Noël (1883-1967), de même, m’émeut. Cette écrivaine, que Louis Aragon tenait pour la plus grande poète française et que Daniel-Rops comparait à Pascal, est presque tombée dans l’oubli aujourd’hui.
La flamme religieuse qui anime son œuvre n’a pourtant rien perdu de son intensité et de sa justesse. Même si j’ai étudié en littérature, je n’avais jamais entendu parler d’elle avant de la rencontrer, dernièrement, dans les pages de l’anthologie Le sommet de la route et l’ombre de la croix (Gallimard, 2021). Si le catholicisme a une poète par excellence, c’est elle ! Que Bernard Lecomte lui rende un hommage senti n’est donc que justice.
« Allons-nous bientôt oublier, dans ce nouveau monde sans mémoire, ce que furent la foi chrétienne, l’engagement pour le Christ, la joie de croire, l’appartenance à une Église, l’héritage de l’Évangile ? » s’inquiète Lecomte avec raison. À Présence, avec nos modestes moyens, nous consacrons nos énergies à préserver ce trésor.