Je cherche souvent de bons écrivains chrétiens. Ils ne sont pas si faciles que ça à trouver. Je ne parle pas, ici, de théologiens ou de philosophes croyants qui écrivent bien. Il y en a plusieurs — de Pascal, chez les anciens, à Denis Moreau, chez les contemporains —, et je fréquente leurs œuvres avec plaisir et attention.
Je parle plutôt d’auteurs au sens plus littéraire du terme, de romanciers, de poètes ou de dramaturges croyants. Ils se font de plus en plus rares, de nos jours. Même parmi les anciens, il n’est pas toujours aisé, pour moi, d’en trouver qui font entendre une musique qui me convient.
On me suggère, parfois, de lire les mystiques. J’ai essayé, mais leur intensité effrénée ne résonne que peu en moi. L’expérience directe de Dieu dont ils témoignent m’est trop étrangère, voire étrange, pour que j’y trouve une parole stimulante.
J’ai découvert avec émotion, il y a plusieurs années, les fureurs de Léon Bloy (1846-1917), mais j’ai fini par m’en lasser. Les vers de Paul Claudel (1868-1955) ont leurs beautés, mais l’ensemble m’apparaît lourd et le style, en général, pompeux. Bernanos (1888-1948) me touche plus, mais l’extrême et permanente gravité de ses textes, qui s’explique par les tragédies de l’époque à laquelle ils sont écrits, m’écrase assez vite. Je n’ai rien contre la lucidité, qui impose de reconnaître l’existence du mal, mais je veux qu’elle s’accompagne de la joie, sans laquelle l’expérience chrétienne, issue d’une bonne nouvelle, après tout, perdrait son sens.
Des catholiques désobéissants
J’espérais trouver cela dans Les passeurs de l’absolu (Novalis, 2022), un essai du poète français Emmanuel Godo consacré à vingt-cinq auteurs chrétiens de fort calibre. «Car il existe des écrivains dont la vocation principale est de rappeler à leurs semblables que la vie est une formidable aventure spirituelle», écrit Godo en introduction, avant d’ajouter que, pour ceux-là, «écrire, au sens le plus noble du terme, c’est léguer à ceux qui vont nous suivre sur cette terre un exemple de chemin».
L’affaire commence bien avec un magnifique chapitre consacré à Victor Hugo (1802-1885), chez qui, note Godo, «la foi religieuse n’est jamais antinomique avec l’exercice de la pensée et du doute salutaire». Convaincu que «Dieu veut que l’homme désobéisse» parce que «désobéir, c’est chercher», Hugo, explique l’essayiste, se permet tous les écarts par rapport à l’Église — c’est ça, un chercheur de sens — et souhaite que le progrès matériel s’accompagne d’un progrès spirituel. La science, selon lui, n’a pas réponse à la question du mystère de l’homme et «la sainte loi de Jésus Christ», comme il l’écrit dans Les Misérables, ne s’exprime pas tant dans le crédo que dans l’action fraternelle. Voilà un chrétien comme je les aime, c’est-à-dire infidèle à la lettre, mais fidèle à l’esprit, un peu comme George Sand (1804-1876), une autre rebelle de l’Église, qui ne concevait pas l’utopie de la fraternité humaine sans référence au «divin rêveur Jésus» et vice versa.
Godo est particulièrement inspiré quand il parle de Paul Verlaine (1844-1896), «cet homme infréquentable, buveur, faible, parjure, colérique, qui fait peur aux dames et aux enfants quand il passe sur le boulevard», mais qui demeure le maître absolu «du presque rien qui bat au cœur des existences» et qui fait entendre sa prière, après sa conversion, «dans le cru même de la vie, sans aucune protection», sans pudeur. Il faut l’entendre railler, avec des accents pascaliens, les athées satisfaits, «cette race de théâtre et de boutique», qui «s’émerveillent devant « la plus sotte cascade » sans s’apercevoir que leur propre âme respire», résume Godo.
Des œuvres qui nous grandissent
On trouve aussi, dans Les passeurs de l’absolu, d’autres écrivains majeurs, mais moins connus, comme le résistant Pierre Emmanuel (1916-1984), auteur du puissant recueil Évangiliaire (1961), catholique parfois tenté par le protestantisme, l’hindouisme ou le marxisme, qui écrivait que «nous sommes humains à proportion de l’effort que nous faisons pour nous mettre en question et nous résoudre»; comme l’Américaine Flannery O’Connor (1925-1964), partisane d’un «réalisme chrétien» en littérature, qui, explique Godo, saisit «l’homme dans son impuissance, ses contradictions, son enlisement opiniâtre dans le mal et son incapacité à en être comblé»; comme le réjouissant Louis Calaferte (1928-1994), qui réussit, justement, cette conjugaison de la lucidité et de la joie que j’évoquais plus tôt:
On m’a dit que j’ai été chassé de l’Eden.
Ça ne fait rien — Dieu et moi on s’est réconciliés.
Je sais voir autour de moi — et je vois que la Vie est encore l’Eden.
Et je me conduis de façon que ce que je pense soit aussi encore l’Eden.
Qui nous a chassés de quoi ?
L’Eden est en nous.
Godo a raison quand il écrit que «les grands livres existent» et que «ce sont les livres qui nous grandissent». Son essai, à cet égard, est précieux puisqu’il met en lumière l’énergie chrétienne contenue dans les œuvres admirables de Marie Noël, Antoine de Saint-Exupéry, Max Jacob, Etty Hillesum, G. K. Chesterton, Charles Péguy et plusieurs autres, en leur offrant un écrin de qualité.
Les lamentations et la joie
Toutefois, la foi combative de Godo, en Dieu et en la littérature, irrite, par moments. L’écrivain, en effet, cultive une mentalité d’assiégé qui lui fait sans cesse vitupérer l’époque actuelle, coupable, suggère-t-il en reprenant des termes de Bernanos, d’un attentat à la vie spirituelle. Il affirme intempestivement qu’«il n’y a pas de grand écrivain sans Dieu» — Camus serait-il donc un écrivain mineur ? — et met en avant, malgré lui, peut-être, une expérience bipolaire de la foi, dépressive un jour, exaltée le lendemain, qui donne souvent de belles lignes, mais qui jette une ombre déplaisante sur la foi joyeuse et à feu doux d’une foule de croyants ordinaires, comme moi.
Godo répète constamment que «Dieu veut que l’homme soit heureux», mais il insiste, du même souffle, pour dire que l’époque nous l’interdit et pour mettre l’accent sur la misère fondamentale de l’homme à toutes époques. Avec lui, on a la lucidité à coup sûr, mais la joie, semble-t-il, peut attendre.
En 2013, dans La joie de l’Évangile, le pape François se désolait de l’attitude de ces chrétiens qui «semblent avoir un air de carême sans Pâques». Un évangélisateur, ajoutait-il, «ne devrait pas avoir constamment une tête d’enterrement» et devrait faire la promotion du «bien désirable» au lieu de s’adonner à la «dénonciation des maux qui peuvent l’obscurcir».
Cinquante ans plus tôt, lors de l’ouverture de la deuxième session du concile Vatican II, Paul VI parlait aussi en ce sens: «Nous regardons notre temps […] avec une très grande sympathie. […] Que le monde le sache: l’Église le regarde avec une profonde compréhension, avec une admiration vraie, sincèrement disposée non à le dominer, mais à le servir; non à le déprécier, mais à accroître sa dignité; non à le condamner, mais à le soutenir et à le sauver.»
La bonne littérature chrétienne ne saurait se contenter d’un regard mièvre sur le monde, c’est évident, mais elle trahirait son élan d’origine en se satisfaisant d’être un chant de déploration. Un an avant d’être déportée à Auschwitz pour y être tuée par les nazis, la sublime Etty Hillesum (1914-1943), qui disait parfois trouver Dieu dans le «puits très profond» de son cœur, écrivait: «Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu.» Les lamentations ne résument pas la foi.