Pour les catholiques qui souhaitent rester dans le giron du rationalisme, l’idée de la résurrection de Jésus est à la fois une grâce et un obstacle. Une grâce, évidemment, parce que la résurrection du Christ contient la promesse de la nôtre et parce que cette victoire de la vie sur la mort est le plus beau, le plus insurpassable des dons de Dieu. Un obstacle, aussi, toutefois, parce qu’y croire ne va pas de soi.
Ressuscité, vraiment?
Un esprit raisonnable, même croyant, ne peut accueillir cette bonne nouvelle qu’avec une part de doute.
Comme moi, le philosophe rationaliste chrétien Denis Moreau admet son incapacité à adhérer à la foi du charbonnier, qu’il respecte par ailleurs.
«Je ne pense pas, écrit-il, qu’on puisse produire des preuves ou des démonstrations indiscutables de la vérité historique de la résurrection.»
Y croire, reconnaît-il, relève donc du pari. Il s’agit autant, sinon plus, précise le philosophe, de répondre «à la question « que m’est-il permis d’espérer? » existentiellement qu’à celle « que puis-je savoir? » historiquement ». La vérité et la crédibilité de notre croyance ont bien sûr leur importance, mais elles ne résument pas le questionnement philosophique soulevée par cette même croyance.
L’efficacité de la foi
Dans Résurrections. Traverser les nuits de nos vies (Seuil, 2022), Moreau se risque même à délaisser la question de la vérité objective de la résurrection au profit d’une approche «pragmatique» s’intéressant à son «efficacité».
En philosophie, le pragmatisme, défendu notamment par l’Américain William James (1842-1910), postule que la vérité d’une idée ou d’une croyance se révèle par l’expérience. Le philosophe Alain Renaut parle d’une doctrine «qui assimile la vérité à la réussite de l’action ou à l’utilité de celle-ci». Il s’agit, en d’autres termes, d’évaluer les idées ou les croyances non pas tant en fonction de leur vérité ou de leur fausseté dans une logique scientifique, «mais en fonction de la qualité ou de l’intérêt reconnus aux effets qu’elles produisent dans le domaine de la pratique humaine ou encore de la vie morale», écrit Moreau. Et comme les croyances religieuses sont «à implications existentielles fortes » — croire que Dieu existe change plus la vie que croire qu’il fera beau demain —, l’évaluation de la qualité de leurs effets s’impose comme un devoir pour les croyants et pour tous ceux qui s’intéressent aux grandes questions existentielles.
Pour Nietzsche et pour Marx, les effets des croyances religieuses chrétiennes sont toxiques. Le premier dit du christianisme qu’il nourrit le ressentiment et réduit les fidèles au statut d’esclaves privés de pulsion de vie. Le second qualifie la religion d’«opium du peuple», d’anesthésique de la conscience sociale qui entretient l’aliénation et barre la route à la nécessaire révolution.
Moreau, tout en leur reconnaissant une certaine valeur, rejette ces analyses et entend montrer, à partir de la croyance en la résurrection, que les effets des croyances chrétiennes sont bénéfiques, que le christianisme bien compris est «une doctrine affirmative, et non réactive, qui, moralement parlant, ne se réduit en aucun cas à une somme d’interdits mais constitue avant tout une option existentielle positive» mettant en avant «la puissance de la vie». Menée par le plus brillant philosophe catholique contemporain de langue française, la réflexion s’avère originale, saisissante et éblouissante.
Le style chrétien
La perspective de Moreau, dans cet ouvrage, est plus existentielle, c’est-à-dire individuelle, que sociale ou politique.
Le philosophe réplique donc plus à Nietzsche qu’à Marx. Pour affronter les coups durs de la vie — deuil, dépression, blessures relationnelles et crises de couple —, «nous avons besoin d’un équipement conceptuel, d’un appareillage métaphysique», note Moreau. On peut, bien sûr, essayer le yoga ou se laisser aller au fatalisme — tout est foutu — en attendant la mort, mais le christianisme, sans nier que l’épreuve de la croix est inévitable, a mieux à offrir.
«Je refuse, écrit Moreau, que nos vies ressemblent à un traité de Cioran ou à un roman de Michel Houellebecq. Je veux croire à la possibilité du salut, à celle de la victoire de la lumière sur les ténèbres.»
Naïveté, diront certains, consolation trop facile. Pas si vite, réplique Moreau.
Sur la question de la vie après la mort, aucune vérité objective n’est à notre portée. Ne s’opposent donc pas, dans ce débat, une vérité scientifique — la mort est la fin — et une croyance consolante — la mort a été vaincue par le Christ —, mais deux croyances. En l’absence de «vérité objective pour départager les thèses en présence, explique le philosophe, ce sont avant tout les critères pragmatiques, existentiels, qu’il faut ici mobiliser». Et comme la tristesse n’est pas un gage de lucidité, on ne voit pas pourquoi il faudrait nécessairement la privilégier au détriment de la joie.
D’où le plaidoyer de Moreau en faveur de ce qu’il appelle «le style chrétien».
Le style, écrivait le philosophe Maurice Merleau-Ponty au sujet des peintres, c’est une «manière particulière d’habiter la réalité, de la traiter, de l’exprimer et de l’interpréter», c’est une opération qui consiste à proposer une «déformation cohérente» de la réalité, qui donne à l’artiste sa «manière générale de dire l’être».
Moreau, dans une splendide formule, en tire la conséquence que «la façon chrétienne d’habiter le monde est une stylisation résurrectionnelle du grand tableau de la vie» qui, tout en assumant l’inévitable fardeau de la croix, chante néanmoins la «victoire des forces de la Vie sur celles de la mort».
L’espérance chrétienne, insiste Moreau, n’est pas assimilable à l’optimisme béat. Le chrétien connaît «les terribles rudesses de l’âpre métier d’exister»; toutefois, contrairement au pessimiste, il n’y lit pas le fin mot de l’histoire. L’espérance chrétienne, écrivait Bernanos dans des mots souvent repris par le théologien Jacques Grand’Maison, «c’est le désespoir surmonté».
Une métaphysique résurrectionnelle
Croire en la résurrection, c’est croire que la mort n’est pas la fin absolue de nos vies, que nous pouvons nous relever après une chute ou nous réveiller de tous les engourdissements, que le corps est indissociable de l’âme et nous définit, que nous avons, comme Jésus qui appelle Dieu sur la croix, besoin des autres ou de l’Autre pour nous relever, que nous n’échapperons pas aux croix (Vendredi saint) au cours de nos vies, mais que l’espérance (Pâques) ne doit pas nous abandonner, que la patience (Samedi saint) est une sagesse et que la lecture des Évangiles, à la lumière de la résurrection, est à la fois informative — elle présente des exemples d’engourdis qui se sont réveillés — et performative — elle nous transforme. Adhérer à ces principes, avance le philosophe, ça donne un style qui change la vie.
Moreau l’illustre dans de forts chapitres d’autofictions évoquant des expériences très douloureuses de deuil, de dépression, de pardon et de crises conjugales, surmontées dans une perspective chrétienne. Le philosophe ne présente jamais la foi comme une baguette magique et le style chrétien comme un parapluie suffisant contre toutes les intempéries. Quand il parle de dépression, par exemple, il n’hésite pas à dire qu’il ne s’en serait pas sorti sans l’aide des médicaments et d’un psy, en plus des psaumes et de la prière. Il montre néanmoins, dans tous les cas, et d’émouvante façon, «l’efficacité de la foi pragmatiquement envisagée». Il ne dit jamais que le style chrétien détient le monopole de la saine attitude par gros temps, mais il illustre, raisonnablement et humainement, que, pour affronter les nuits trop noires, la métaphysique résurrectionnelle est un viatique opérant.
Il est impossible de prouver hors de tout doute raisonnable que Jésus est ressuscité au sens où l’entendent les chrétiens. Ce qui est indubitablement historique, cependant, c’est, note Moreau, la foi des premiers chrétiens en cette résurrection et les conséquences de cette foi, «le changement d’attitude des disciples, le témoignage rendu par l’Église dès les premiers temps».
Alors, trop belle pour être vraie, cette foi qui fait vivre plus et mieux? Plutôt trop vraie, en matière d’efficacité existentielle, pour être seulement belle, réplique un Moreau inspiré.