Il y a, au cœur de l’être humain, une angoisse profonde, indéracinable, liée à sa conscience de la mort inéluctable. « Sans la mort, il n’y aurait sans doute pas de philosophie », écrivait Schopenhauer au 19e siècle. Le philosophe français Luc Ferry attribue lui aussi à notre conscience de la fragilité et de la brièveté de la vie notre « penchant singulier pour les questions existentielles, métaphysiques et religieuses ».
Les grandes religions offrent des réponses à cette angoisse. Les chrétiens, par exemple, affrontent la finitude en accordant foi à la promesse de résurrection formulée par Jésus. Les autres, toutefois, ceux et celles pour qui le ciel est vide, c’est-à-dire aussi presque tous les croyants par moments, doivent chercher ailleurs la sagesse, la voie, comme l’écrit Ferry, d’une « vie heureuse pour les mortels que nous sommes ».
Depuis L’Homme-Dieu ou le sens de la vie (Grasset, 1996), Ferry creuse inlassablement ce sillon en développant sa thèse du « sacré à visage humain ». Pédagogue de grand talent — son ouvrage Sagesses d’hier et d’aujourd’hui (Flammarion, 2014) est le plus formidable cours de philosophie que je connaisse —, il excelle à expliquer les jalons essentiels de l’histoire de la philosophie, dans un style à la fois élégant et éclairant, avant d’essayer d’ajouter sa contribution originale à l’ensemble.
Qu’est-ce qu’une vie bonne?
La vie heureuse (L’Observatoire, 2022, 288 pages), son plus récent ouvrage, est une nouvelle exploration de son sujet de prédilection. L’histoire de la philosophie, note Ferry, propose « cinq grandes réponses à la question de la vie bonne pour les mortels ».
La première, cosmologique, est celle des anciens, principalement des stoïciens. Elle consiste, pour l’individu, partie du cosmos, à s’inscrire dans l’ordre naturel du monde, à trouver sa place dans l’univers et à s’y tenir.
La deuxième réponse, théologique, fondée sur une révélation, propose plutôt la mise en harmonie entre soi et Dieu ainsi qu’avec les commandements divins qui s’ensuivent. L’humain, ici, n’est plus immortel en tant que partie du cosmos, mais bien comme personne, vouée, dans le christianisme, à la résurrection.
La troisième réponse, celle des Lumières, que Ferry désigne comme le « premier âge de l’humanisme », insiste sur l’autonomie du sujet, qui cherche désormais l’harmonie avec ses semblables, c’est-à-dire l’humanité, et qui vise l’immortalité dans la mémoire collective par sa contribution au progrès humain.
La quatrième réponse, celle des grands déconstructeurs, des penseurs du soupçon comme Marx, Nietzsche et Freud, vient semer la pagaille dans ce qui précède. En mettant au jour « les illusions aliénantes de la métaphysique, de la religion et même du rationalisme des Lumières », note Ferry, elle rejette l’idée d’une sagesse atteinte par l’harmonisation avec une transcendance extérieure — le cosmos, le divin ou l’humanité — et plaide pour une mise en harmonie du sujet avec lui-même. « En quoi, précise Ferry, l’idéal de “désaliénation” préfigure l’individualisme narcissique qui caractérise au plus haut point l’époque actuelle. »
Le spiritualisme laïc
La cinquième réponse, le spiritualisme laïc, est celle de Ferry. Venant après la déconstruction, elle rejette l’idée d’une transcendance verticale pour embrasser celle d’une transcendance horizontale. Le sacré, aujourd’hui, ce pour quoi nous serions prêts à nous sacrifier, en d’autres termes, « ne se situe plus nulle part ailleurs que dans la transcendance des personnes de chair et de sang, à commencer par celles que nous aimons ou pourrions à tout le moins aimer ».
Le spiritualisme laïc, ou le deuxième âge de l’humanisme, retient, du premier âge, celui des Lumières, l’idée de l’autonomie du sujet, de son libre arbitre ainsi que l’attachement à la science et à la raison, mais il retient aussi, de l’étape de la déconstruction, le sentiment des limites de ces idéaux, auquel il ajoute un devoir de solidarité élargi à l’humanité concrète entière, joignant ainsi l’humanisme de la Croix-Rouge à celui des Lumières.
Aux critiques qui lui disent que son nouvel humanisme manque d’envergure, se cantonne trop à la sphère privée — nos proches comme figures de la transcendance — et ne permet pas de changer le monde, Ferry réplique que la sacralisation de l’humain qu’il défend entraîne au contraire le souci des générations futures, du monde que nous leur laisserons, et impose donc des préoccupations écologiques, sociales (l’école, la dette publique, les protections sociales) et civilisationnelles (la laïcité, la lutte contre le fondamentalisme religieux).
La proposition n’est pas inintéressante, mais son originalité m’échappe. J’ai lu tous les livres de Ferry sur le sujet et je n’arrive pas à voir ce qui distingue son spiritualisme laïc d’une combinaison entre l’humanisme des Lumières et un christianisme laïcisé, c’est-à-dire sans transcendance divine.
La position, proche de la mienne, ne me déplaît pas. Je ne saurais, en effet, penser ma foi chrétienne sans lui adjoindre des éléments de l’humanisme des Lumières, notamment, dans une version dégrisée par les penseurs du soupçon, l’attachement à la raison et à la science. Les liens entre les deux courants — le christianisme et l’humanisme moderne — sont d’ailleurs indéniables. Ferry rappelle, par exemple, que le second doit au premier l’idée de l’égalité entre tous, qui mènera aux droits de l’Homme, et celle de la laïcité. J’ai la foi ; Ferry ne l’a pas. Pour le reste, nous puisons, pour penser, pour mieux vivre, aux mêmes sources.
La sagesse inhumaine de Spinoza
Ferry n’a pas tort, cela admis, de constater que la réponse religieuse, de nos jours, ne dit plus rien à la majorité des Occidentaux. Il en tire la conclusion que « deux conceptions de la sagesse et de la vie bonne s’affrontent aujourd’hui sur la question du sens de la vie ». La première est une version au goût du jour de la sagesse ancienne, cosmologique, qui met l’accent sur le bonheur personnel en nous invitant à le trouver dans l’adhésion à l’ordre naturel des choses. La seconde, le spiritualisme laïc, met l’accent sur la liberté humaine, sur l’idée de progrès individuel et collectif et sur l’amour de nos proches comme figure du sacré.
D’un côté, donc, une invitation à dire oui au réel et à l’aimer tel quel ; de l’autre, au contraire, une valorisation de l’esprit critique devant ce qui ne va pas dans le monde et un engagement à le changer en mieux. Le choix est là, résume Ferry, entre une sagesse de la résignation ou une sagesse de la révolte.
Le philosophe, on l’aura compris, choisit la seconde, mais consacre ses meilleures pages à illustrer l’inanité, voire l’inhumanité, de la première. Pour ce faire, il se livre à une critique en règle de la pensée de Spinoza, philosophe par excellence de l’acquiescement au réel, et de son populaire chantre contemporain, Frédéric Lenoir.
Pour Spinoza, explique Ferry, tout, dans le réel, est nécessairement déterminé. Par conséquent, les notions de libre arbitre et de responsabilité n’ont aucun sens, aucune valeur, voire sont « délirantes ». Croire que nous pourrions agir librement sur le réel est une illusion qui ne peut qu’engendrer des « passions tristes » comme la honte, la culpabilité, le remords ou la colère.
En gros, donc, devant la réalité des choses, on ne peut que conclure que c’est ça qui est ça, comme on dit par chez nous. La sagesse, dans cette logique, consiste à adopter « le point de vue de Dieu », c’est-à-dire à se défaire, selon les formules de Spinoza, de l’« illusion des possibles », en acceptant que perfection et réalité sont des synonymes. Ainsi, puisqu’il n’y a rien à faire pour changer les choses, on n’a plus à s’en faire avec la vie.
Ferry nous apprend, dans ce livre, que son ami André Comte-Sponville, longtemps adepte de Spinoza, a récemment renié son ancien maître, en critiquant la « sagesse inhumaine ou impossible » qu’il propose. « Vivre sans trouble ? C’est une ambition que je n’ai plus, écrit Comte-Sponville qui a troqué la sagesse “divine” de Spinoza pour la sagesse terrienne de Montaigne. Sans émotions ? J’y verrais plutôt une faute ou une dénégation. […] Pourquoi faudrait-il, pour augmenter notre puissance d’exister ou d’agir […], diminuer en proportion notre puissance, car c’en est une aussi, d’être ému ou troublé, de pâtir et de souffrir ? »
Il y a, ajoute Ferry en critiquant cette fois Frédéric Lenoir, quelque chose d’incohérent à présenter à des lecteurs la pensée de Spinoza « comme un guide qui pourrait nous faire changer, qui pourrait nous aider à aller vers plus de sagesse en choisissant la voie qui y conduit » quand on considère que, selon Spinoza lui-même, puisque tout est déjà déterminé, il n’y a pas de choix à faire.
Cette sagesse, en déniant toute liberté à l’humain et en lui enjoignant d’accepter (comme s’il avait le choix, pour le coup) tout le réel, même le plus cruel, est inhumaine. « Seul un très grand psychopathe, conclut Ferry, pourrait vraiment vivre, je veux dire autrement qu’en paroles, dans la sagesse de Spinoza. »
Ferry, avec son spiritualisme laïc, nous invite donc plutôt à dire non au réel « chaque fois qu’en conscience nous pensons devoir jeter un regard critique sur notre histoire, chaque fois que nous jugeons qu’il est temps de transformer un monde injuste ». Les chrétiens et les humanistes, là-dessus, seront d’accord.
Le transhumanisme est-il une sagesse?
Ferry, toutefois, pousse le bouchon dans un sens inattendu en plaidant, dans cet ouvrage, pour le transhumanisme, ce projet consistant à allonger le plus possible le temps de la vie humaine. Il ne s’agit pas, comme dans le posthumanisme, de viser l’immortalité, mais, selon les chiffres avancés par Ferry, de doubler le temps de la vie humaine, de vivre jusqu’à 150 ans par exemple, grâce à une médecine non plus seulement thérapeutique, mais « augmentative ».
Ferry justifie sa proposition en expliquant qu’elle s’inscrit dans la logique humaniste d’une vision de l’être humain comme libre, perfectible — physiquement, mais aussi moralement et intellectuellement — et profondément attaché à ses proches. La nature, dans une telle logique, n’a rien de sacré. « Il est clair, note Ferry avec raison, que tout ce que nous avons inventé de plus beau depuis la naissance de nos États-providence en termes de protection des plus faibles est radicalement antinaturel. » Pourquoi, alors, se priver d’aller contre la nature si c’est au profit de l’humain ?
Il y a, évidemment, des objections. Jean-Jacques Rousseau, déjà, s’inquiétait d’une augmentation de la longévité entraînant la multiplication des « vieux imbéciles ». L’humain est potentiellement perfectible, certes, mais tous, on le sait trop, n’exploitent pas ce potentiel.
On peut aussi souligner les risques d’inégalités sociales liés à un tel projet. Qui, en effet, aura accès à cette médecine transhumaniste sinon les riches ? La médecine thérapeutique actuelle peine déjà à remplir sa mission avec efficacité et justice. La privera-t-on encore plus de moyens pour retarder indéfiniment la mort des vieux riches ?
Qu’en est-il, de même, du risque de surpopulation ? Ferry le balaie du revers de la main en notant que la baisse de la fécondité mondiale le rend caduc. Peut-être, mais n’est-ce pas là, justement, un problème philosophique criant ? N’y a-t-il pas quelque chose de troublant dans le spectacle d’humains qui préfèrent le choix de ne pas mourir à celui de donner la vie à d’autres ?
Ferry écrit qu’il n’y a rien de pire, pour un athée, que la mort d’un être aimé. « Pour l’empêcher, ajoute-t-il, je suis convaincu que nous finirons par accepter de modifier le génome le jour où ne pas le faire nous apparaîtra comme un danger mortel. » Or, comme Ferry se défend de plaider pour l’immortalité, il faut comprendre que ce transhumanisme ne fait que différer la mort de nos proches et la nôtre.
Où est la sagesse là-dedans, dans ce report de l’épreuve inéluctable, surtout quand on considère les dangers potentiels de l’approche transhumaniste qui le justifie ? Le progrès est un idéal, certes, mais, sans limites, il confine au délire.
Ferry refuse l’idée selon laquelle « la sagesse ne consisterait pas à augmenter la longévité, mais […] à tenter seulement de bien vivre plutôt que vivre longtemps ». Pourtant, même dans sa proposition, la mort viendra. Croit-il que vivre 50 ou 60 ans de plus nous donnera enfin la sagesse de l’affronter ? L’espérer, comme le disaient les stoïciens, c’est ne pas l’avoir.