Je connais deux petits garçons, sept ans et neuf ans, qui se préparent pour leur cérémonie du pardon. Le samedi matin, ils se rendent, avec leurs parents et avec d’autres enfants, à la sacristie de la cathédrale et reçoivent un enseignement biblique donné par deux animateurs croyants et très compétents.
Cette transmission m’émeut. J’ai toujours trouvé affligeante l’idée selon laquelle il ne convient pas, pour des parents croyants, de transmettre leur foi à leurs enfants afin de laisser ces derniers libres d’en décider à un âge plus avancé. Cette attitude, pour moi, relève de la démission, voire de l’abandon. Se priverait-on de transmettre notre langue à nos enfants en plaidant le respect de leur liberté de choisir, plus tard, l’idiome qui leur convient? Bien sûr que non.
Il faut transmettre à ceux qui nous suivent ce qui a de la valeur pour nous. On ne garde pas un trésor pour soi. Nos enfants auront, plus tard, la liberté d’en disposer à leur guise. C’est le refus de la transmission qui, en cultivant l’ignorance, entrave la liberté. Bien des Québécois élevés dans le catholicisme ont décidé, à l’âge adulte, de délaisser cette foi. Ils étaient libres et ont fait ce choix.
Sont-ils libres ceux qui ne sont pas croyants en étant ignorants de ce à quoi ils ne croient pas? Ne pas savoir ce que la tradition occidentale a dit et pensé de Jésus, ce qu’elle lui doit, a-t-il quelque chose de libérateur? Permettez-moi d’en douter. Il est plus difficile, à 20 ans, quand on n’y connaît rien, de décider d’aller explorer le christianisme que de décider, au même âge et en connaissance de cause, de faire le choix de la non-croyance. C’est la transmission, toujours, qui libère.
L’imitation de Jésus
Au début de février, mes deux petits catholiques en herbe ont découvert la parabole du bon Samaritain. Ils ne le savent pas encore, mais, ce faisant, ils sont entrés dans une vaste et séculaire communauté d’exégètes. Rapportée par Luc (10, 25-37), cette parabole, en effet, comme toutes les autres, a suscité une avalanche d’interprétations depuis 2000 ans.
Dans son Petit dictionnaire de Dieu (Novalis, 2014), le théologien et poète Jacques Gauthier présente une de celles qu’on pourrait qualifier de classiques. La parabole, explique-t-il, «illustre la compassion divine» puisqu’on peut voir «en ce bon Samaritain Jésus lui-même qui se penche sur l’humanité blessée, panse ses plaies, la conduit à l’auberge, image de l’Église qui s’intéresse à la personne dans toutes ses dimensions». Et comme, pour un chrétien, l’imitation de Jésus est un idéal, on peut conclure que la parabole nous invite à dépasser, par amour, notre égoïsme – ce que n’ont pas su faire le prêtre et le lévite de l’histoire — pour venir en aide aux blessés de divers types qui nous réclament. La simplicité de l’interprétation s’accompagne ici de l’extrême exigence morale qu’elle commande.
Une dette particulière
Françoise Dolto, dans L’Évangile au risque de la psychanalyse. Tome 1 (Points, 2015, avec Gérard Sévérin), vient, comme à son habitude, bousculer notre vision des choses. Bien sûr, dit-elle, cette parabole donne le Samaritain en exemple à suivre, mais c’est d’abord «à celui qui a été sauvé que Jésus enseigne l’amour». Alors qu’il était blessé et abandonné, laissé pour mort, un «anonyme sauveteur» l’a secouru sans rien lui demander en retour. Ce geste fait néanmoins du rescapé, en qui nous pouvons nous reconnaître, un débiteur, mais, précise Dolto, d’un genre particulier.
«Toute notre vie, d’après le Christ, nous avons à reconnaître une dette vis-à-vis de qui nous a épaulés dans un moment où, seuls, nous n’aurions pas pu continuer notre chemin», affirme la psychanalyste. La parabole, précise-t-elle toutefois, brille d’intelligence en établissant la nature de la dette en question. Cette dernière, en effet, fait vivre au lieu d’écraser, dans la mesure où le bienfaiteur – le Samaritain — n’exige pas de reconnaissance et laisse l’autre libre. Il aide et s’en va. Aussi, explique Dolto, «cette dette d’amour, de reconnaissance que nous avons envers le connu ou l’inconnu qui nous a aidés, nous ne pouvons la régler qu’en faisant de même avec d’autres». Il ne s’agit pas d’agir par devoir ou par justice, continue la psychanalyste, mais pour maintenir «la chaîne subtile de l’amour» qui relie les humains entre eux.
Héritage et liberté
L’interprétation de Dolto permet de penser de façon originale les rapports entre le don et la liberté. Le don qui libère est celui qui sauve sans exiger de contre-don au bénéfice direct du bienfaiteur original. La liberté qui en résulte, pour être digne, s’exprime dans la poursuite du «courant d’amour». Dolto résume: «Ne sois pas retenu par celui que tu as sauvé. Ne sois pas lié par la reconnaissance à manifester à celui qui t’a secouru, mais fais comme il a fait.» Ainsi, les parents aiment leurs enfants, qui, un jour, s’en vont. «Ce qui compte, dit la psychanalyste, c’est qu’ayant tellement profité de l’exemple qui leur a été donné, ces enfants aiment à leur tour, devenus parents, leurs enfants, même si, à leur tour, ces enfants, vis-à-vis d’eux, sont ingrats.»
Il faut accepter l’idée, comme parents, comme croyants, comme amis, que «l’amour vrai ne crée aucune dépendance, aucune allégeance». Lui seul, toutefois, est à même de créer le monde de relations qui rend l’humanité possible, à l’image de l’«alliance annoncée par Jésus: celle de la charité coexistante et présente, quoiqu’invisible, à toute rencontre humaine juste – c’est-à-dire lorsqu’un homme libre se comporte vis-à-vis d’un autre de façon à le rendre encore plus libre» et lui inspire de faire de même avec les autres. L’héritage reçu fait naître la gratitude dans le cœur de l’héritier, désormais en dette, non envers ses devanciers, mais envers ceux qui le suivront. Cette gratitude et cette dette, librement assumées, composent la substance de la transmission qui humanise.
Jamais seuls
Quand mon frère, professeur de littérature, comme moi, m’a dit que ses petits garçons – puisque c’est d’eux qu’il s’agit — étudiaient la parabole du bon Samaritain, j’ai tout de suite pensé à André Belleau (1930-1986). Ce subtil essayiste québécois, maître en théorie littéraire, avait résolu, à la fin de sa trop courte vie, de «revenir à l’Église» pour «mourir dans la foi de ses pères», raconte Gilles Marcotte dans Littérature et circonstances (Nota bene, 2015). «Il faut redonner à cette vieille expression tout son sens pour comprendre ce qu’elle signifiait pour lui, continue Marcotte: un retour à ce qui lui avait été donné depuis le commencement, en toute gratitude; un don, une grâce si vous voulez, qui lui était venu de ses pères, par ses pères.»
Il ne faut pas se surprendre, ensuite, d’apprendre que Belleau, grand spécialiste de Rabelais et de Bakhtine, parlait, sur son lit de mort, de la parabole du bon Samaritain à ses amis. François Ricard évoque délicatement la scène dans Mœurs de province (Boréal, 2014):
Ce qui le frappait, ce n’était pas tant la bonté de l’étranger comparée à l’indifférence des notables que ce fait tout simple: le moribond, finalement, n’a pas été abandonné. C’est à celui-ci qu’il s’identifiait: c’est lui, disait-il, qui est le personnage central de ce récit, dont le message n’est pas que les grands sont méprisables, mais que quoi qu’il arrive, quelles que soient la misère et la solitude où l’on se trouve, quelqu’un, toujours, finit par passer et vous tendre la main. Voilà, concluait-il, le sens le plus profond de cette parabole, et aussi le plus scandaleux pour la raison.
En rencontrant, dans la Bonne Nouvelle, le bon Samaritain, mes neveux viennent de recevoir un héritage précieux. Ils sont entrés dans une stimulante communauté animée par des personnes comme Gauthier, Dolto et Belleau, c’est-à-dire par la théologie, la psychanalyse et la littérature; dans une communauté qui sait, pour reprendre des formules de Dolto, qu’on ne peut «penser qu’avec les mots d’autrui» et que «l’âme que nous “avons” est dans l’autre». Quand ils entendront le mot «Samaritain», désormais, ils sauront qu’ils ne sont pas seuls et penseront, je l’espère, à tendre la main aux autres.
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