J’ai toujours eu un faible pour l’abbé Pierre. J’aime bien ces chrétiens contestataires, comme le regretté Raymond Gravel, qui énervent les pontes de l’institution. Francs-tireurs, ils dérangent, ils tapent souvent sur les nerfs, mais, sans eux, l’Église manquerait de sel. Jésus, faut-il encore le rappeler, était déjà, à l’origine, un sacré empêcheur de croire en paix. Il ne faut donc pas s’étonner que ceux et celles qui veulent vraiment suivre son exemple aient des profils d’agitateurs.
L’abbé Pierre, qui a fait la pluie et le beau temps dans la seconde moitié du siècle précédent, est mort en 2007. Pourquoi en reparler aujourd’hui ? Mais parce que l’oubli, déjà, menace et que ce serait un péché d’abandonner aux limbes de l’histoire une figure aussi inspirante. En 2020, 50 % des jeunes Français disaient ne pas connaître l’abbé Pierre. Au Québec, on devine que l’ignorance à son égard est encore plus répandue.
C’est donc au nom du devoir de mémoire que Sophie Doudet, maître de conférences en littérature française à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, publie une nouvelle biographie de l’homme simplement intitulée L’abbé Pierre (Folio, 2022, 322 pages).
Les situations qui ont mené le prêtre à s’engager appartiennent à l’histoire, certes, mais l’injustice qu’il dénonçait, elle, n’a pas disparu. Par conséquent, l’exemple de l’abbé militant demeure on ne peut plus d’actualité. « Que l’on n’attende pas de moi que je reste tranquille ! » disait-il devant la misère, la souffrance et le mépris.
Fidèle à l’esprit de la collection « Folio biographies », le livre de Doudet, rigoureux sur le plan factuel et prudent sur le plan interprétatif, raconte sobrement cet admirable parcours.
Le jeune homme riche
Henri Grouès, qui deviendra le résistant abbé Pierre en 1943, est pourtant né dans la ouate d’une famille riche et très catholique en 1912. Pendant cette enfance heureuse, ses parents lui offrent le modèle de chrétiens vibrants, très engagés dans les organisations charitables. De son père, Henri apprend qu’on ne peut être heureux en étant indifférent au bonheur ou à la souffrance des autres.
Personnalité bipolaire, Henri traverse péniblement l’adolescence. Ses résultats scolaires sont médiocres et son désir de vivre, chancelant. À 14 ans, il s’éprend d’un camarade de classe qui le repousse. La peine l’envahit. Son engagement dans le scoutisme lui redonne le goût de vivre.
En 1927, lors d’un voyage scolaire en Italie, il reçoit une illumination, à Assise, la ville de saint François. Son amour, désormais, ira à Jésus. Comme le Poverello, issu d’une famille riche, comme lui, Henri veut se mettre en marche, pieds nus, au service des pauvres, d’où son entrée chez les capucins, en 1931, à l’âge de 19 ans.
La vie de couvent, où les mesquineries le disputent à la prière, le déçoit profondément. Ordonné prêtre en 1938, il obtient de quitter le monastère l’année suivante pour devenir abbé dans le monde, à Grenoble. Au même moment, la guerre commence.
Le résistant et le prophète
Issu d’un milieu conservateur, Henri, jusque-là, a vécu dans l’indifférence à la vie politique. Mobilisé en septembre 1939, il tombe rapidement malade et n’approche jamais les zones de combat. Il redevient donc prêtre et défend, après la défaite de 1940, le gouvernement du maréchal Pétain.
À l’été 1942, toutefois, alors qu’il est vicaire à Grenoble, des Juifs en fuite sonnent à sa porte pour lui demander de l’aide. Sa réaction est immédiate : il les aidera, comme il en aidera de nombreux autres en entrant dans la Résistance jusqu’à la fin de la guerre. Il trouve des refuges aux Juifs pourchassés, fabrique de faux papiers, se fait passeur de réfugiés vers la Suisse et cadre de la Résistance locale. En 1944, arrêté par la Gestapo, il parvient à s’évader. Henri est devenu l’abbé Pierre et a rencontré, dans le maquis, Mlle Lucie Coutaz, une militante syndicaliste chrétienne qui sera sa précieuse assistante jusqu’à sa mort en 1982.
En 1945, élu député comme candidat indépendant de Mouvement républicain populaire, un parti politique démocrate-chrétien fidèle à De Gaulle, l’abbé Pierre, 33 ans, opposé au communisme, défend néanmoins des politiques marquées à gauche.
La fonction politique, constate-t-il rapidement, lui convient mal. Quand il lance, en 1948, le projet Emmaüs, une auberge destinée à accueillir des jeunes en quête de sens et d’un logement, il trouve enfin sa voie. Le lieu s’impose comme un refuge pour les sans-logis et pour les éclopés de la vie en tous genres. Il déborde rapidement, ce qui force l’abbé Pierre à se lancer dans des campagnes pour financer d’autres lieux semblables.
En janvier 1954, la froideur de l’hiver parisien entraîne la mort de quelques itinérants. L’abbé Pierre n’en peut plus et lance, à la radio, son retentissant appel du 1er février. Dans des discours enflammés, il annonce que le châtiment de Dieu s’abattra sur ceux qui ont abandonné leurs prochains dans le froid. Les dons, notamment ceux des comédiens Michel Simon et Charlie Chaplin, affluent. Emmaüs grandit et l’abbé Pierre s’enhardit. Il multiplie les coups d’éclat : campements improvisés, squats et envolées prophétiques contre les nantis.
Aux yeux de Dieu, lance-t-il à Montréal (et non à « Mont-Royal », comme l’écrit la biographe) en 1955, le blasphème, ce n’est pas la colère des pauvres, « c’est l’indifférence de nos cœurs prétendus chrétiens devant la profanation de l’image de Dieu qui s’accomplit dans un milliard d’êtres humains à travers la terre ». Certains commencent à trouver sa rhétorique révolutionnaire moins charmante. En 1957-1958, épuisé, l’abbé Pierre succombe à la tentation charnelle et sombre dans la dépression.
Ami des pauvres, ennemi de la pauvreté
« Contrairement à Mère Teresa, écrit Sophie Doudet, l’abbé Pierre se refuse absolument à considérer la pauvreté comme une chance ou un moyen de rédemption ; elle le révolte et il ne saurait conseiller aux miséreux de se faire une raison ou de se réjouir d’être proches du Christ par leur dénuement. »
À partir de 1958, l’abbé parcourt le monde afin de plaider contre la misère et pour la paix. On ne trouve pas de sens à la vie dans la consommation ou dans le pouvoir, mais dans l’aide à ceux qui ont faim et qui souffrent. La faim dans le monde, clame-t-il, n’est pas un phénomène naturel, mais un problème économique et politique. Avec son ami Dom Hélder Câmara, l’évêque brésilien aussi engagé que lui, l’abbé Pierre dénonce la richesse excessive de certains, s’en prend au capitalisme sauvage destructeur de l’environnement et rejette les appels à la patience lancés aux pauvres.
Au fil des années suivantes, il bousculera le discours de l’Église en appuyant la contraception, le condom, l’avortement, l’accueil des homosexuels ainsi que l’ordination des femmes et des hommes mariés. Chaque fois, les chefs de l’Église avalent ses sorties de travers, mais se retiennent de vilipender l’abbé vedette. Au Québec, notre Raymond Gravel avait de qui tenir.
Des controverses
En 1995, l’abbé a 83 ans, a été opéré pour des problèmes de prostate et souffre de la maladie de Parkinson. Toutefois, sa parole faisant encore autorité, on continue de le solliciter de tous côtés. Sa prise de position en faveur d’une intervention militaire contre les forces serbes en Bosnie-Herzégovine surprend ses alliés pacifistes. « Dieu sait si j’ai été pacifiste, déclare-t-il, mais là, je suis favorable à la guerre et même à la levée de l’embargo qui est une honte. » Pour lui, il en va du devoir d’ingérence : il faut sauver les Bosniaques. La position ne fait pas l’unanimité, certes, mais elle se défend.
L’année suivante, l’abbé tombe dans un triste piège. Roger Garaudy, un ancien résistant communiste converti à l’islam et à la cause palestinienne, publie un essai contre Israël qui va jusqu’à nier l’ampleur du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. L’abbé Pierre a fraternisé avec Garaudy dans les années 1940, à l’époque où les deux hommes étaient députés.
Quand Garaudy commence à être attaqué pour son essai sulfureux, l’abbé Pierre, au nom d’une ancienne amitié, le défend. Pour lui, le comportement d’Israël envers les Palestiniens est une juste cause. L’abbé, toutefois, a-t-il vraiment lu le livre ? Faut-il vraiment croire qu’il serait, lui, l’ancien résistant ami des Juifs, devenu négationniste ? Doudet ne le croit pas et attribue sa prise de position à sa naïveté et à sa fatigue. Il reconnaîtra d’ailleurs publiquement son erreur et retirera son appui à Garaudy. Il n’aura pas été le premier ni le dernier, à gauche, à accabler injustement les Juifs au nom de la cause palestinienne.
Un homme libre
L’abbé Pierre meurt le 22 janvier 2007, à 94 ans. Dans sa jeunesse, il voulait devenir un saint ou un héros. Il fut, d’une certaine manière, les deux. « Du héros, conclut sa biographe, Henri avait le courage, la passion du combat, le mépris de la peur et peut-être l’inconscience. Du saint, il avait l’abnégation, la vie ascétique, la disponibilité incroyable, le don de soi et la foi. »
Opposé à une interprétation sombre du dogme du péché originel, l’abbé Pierre ne concevait pas l’humain comme un pénitent perpétuel, mais comme un être libre de faire le bien ou le mal. « Quelle drôle d’idée d’arriver chez [Dieu] en se frappant la poitrine : “Je suis le dernier des derniers”… Arrivons plutôt en disant merci ! » écrivait-il, en 1994, dans Testament… (Bayard, 2005).
Dieu, j’en suis sûr, l’a accueilli avec le même mot.