Il y a 25 ans, Pierre de Locht (1916-2007), prêtre et théologien belge, publiait La foi décantée (Desclée de Brouwer, 1998, 194 pages). Je n’avais jamais entendu parler de cet homme avant d’ouvrir ce livre qui m’a profondément marqué.
Élevé dans une famille catholique pratiquante, j’avais commencé, à l’adolescence, à prendre mes distances avec le message de l’Église. Trop d’éléments, dans ce dernier, me semblaient dépassés, coupés de la vie réelle et même, parfois, de l’Évangile.
Quand il m’arrivait de contester l’Église devant elle, ma mère, disciple modèle, me rétorquait que je devais comprendre que l’Église proposait un idéal qu’elle savait difficile à atteindre, mais qu’il ne fallait pas en faire tout un plat puisque l’institution offrait aussi, du même souffle, la miséricorde aux êtres imparfaits que nous étions. Ça ne me convainquait pas vraiment, je continuais de contester et je me demandais souvent si, dans les circonstances, cette foi, finalement, était bien la mienne.
Pierre de Locht m’a éclairé en me confortant et dans ma foi et dans ma contestation. Les catholiques mal à l’aise avec certaines orientations de l’Église officielle, écrivait-il, ne sont pas de mauvais chrétiens qui s’opposent à l’autorité pour le plaisir. «Tout simplement, expliquait-il, cherchant à être vivants, ils ont progressivement assumé un vécu de foi à leurs yeux plus stimulant, plus engageant, plus proche de l’Évangile. Ils cherchent, non à s’opposer, mais à vivre la Bonne Nouvelle de Jésus.»
De Locht me fournissait enfin les mots dont j’avais besoin pour répondre à ma mère, notamment en ce qui concernait la morale sexuelle. «L’autorité, notait le prêtre, attribue l’incompréhension de son message au fait qu’elle énonce l’idéal. Or, c’est précisément cet idéal même qui est contesté.» La sexualité en mariage seulement et dans le seul but de procréer, un idéal ? Le refus de l’avortement en toutes circonstances, un idéal? Le rejet radical de la pratique homosexuelle, un idéal ? Le célibat des prêtres, un idéal ? L’interdiction de la prêtrise aux femmes, un idéal ? Je pensais que non, que l’idéal avait d’autres visages, et de Locht venait me dire, avec fougue, que ce n’était pas contredire Jésus que de contester, dans certains cas, l’Église.
Une foi personnelle
Pierre de Locht a 82 ans, en 1998, au moment où il rédige La foi décantée. Jean-Paul II est pape depuis 1978 et Joseph Ratzinger est son chien de garde en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi depuis 1981. Avec ces deux hommes, la liberté de pensée des croyants est corsetée. Fort de sa longue expérience d’engagements et de débats en Église, de Locht, lui, choisit de s’exprimer librement.
Les premières pages de son livre donnent le ton, qui sera souverain tout du long. Après avoir confié qu’il ne prie presque plus, le prêtre confie avoir «été de moins en moins enclin à attribuer à Dieu [ses] idées sur lui». Ses projets, ses solidarités, ses combats, continue-t-il, «tout cela émane de moi, constitue ma cohérence profonde».
La foi, écrit-il, est une expérience subjective, elle est ce sentiment d’être habité en profondeur par une transcendance, par la «présence stimulante» de Dieu qui m’invite à me tenir debout, de façon responsable et autonome. Or, insiste de Locht, «nous ne savons pas qui est Dieu», raison pour laquelle ce n’est qu’à travers les autres, nos semblables, que nous pouvons, d’une certaine façon, le rencontrer. «Les Évangiles parlent beaucoup moins de Dieu que du prochain, constate le théologien. Y aurait-il accès direct à Dieu, sans passage au moins habituel par le prochain ?» Prétendre savoir exactement ce que Dieu veut, affirmer, comme le fait parfois le magistère, que nos décisions proviennent directement de l’Esprit saint relève de l’imposture. Ce ne sont pas les anges qui élisent le pape et qui interdisent le condom.
Il faut donc, plaide de Locht, «oser croire personnellement», tout en étant en dialogue avec la foi des autres et avec la grande tradition chrétienne. Le Credo officiel, en ce sens, est certes «une référence précieuse», mais «sa formulation, tributaire d’époques et de cultures dépassées», ne doit pas être absolutisée; elle doit plutôt «servir de piste d’envol pour l’élaboration, par chacun, de sa foi personnelle», une démarche que peine à accepter l’Église, craintive devant les interprétations plurielles.
Une foi moderne
Dans la modernité, explique le théologien, «tout part de nous» et la morale imposée de l’extérieur est frappée de discrédit. Cela ne signifie pas qu’il revient à chacun d’inventer sa propre morale, mais plutôt qu’un travail de discernement autonome s’impose afin d’en arriver à une intériorisation de la morale. «Devenir libre, explique de Locht, ce n’est pas rejeter ce qu’on m’a imposé; c’est, à travers un tri personnel, agir de moins en moins parce qu’on me l’a inculqué, parce qu’il le faut, mais parce que je le perçois comme valable.» Sans ce processus de subjectivation, la morale, comme la foi, manque d’armature, de sens.
La modernité, en ce sens, n’est pas incompatible avec l’expérience religieuse, mais elle force les croyants à «un profond décapage» en les invitant à rejeter ce qui, dans leurs convictions, ne convient pas à la condition humaine, afin de mieux cerner le religieux dans sa spécificité. On découvre alors, résume de Locht, que «ce que l’on attribue à Dieu est en quelque sorte une dimension détectée dans l’humain, que l’on croit devoir à plus grand que l’humain». Jacques Grand’Maison et Fernand Dumont, en évoquant la transcendance au cœur de l’humain, ne disaient pas autre chose.
Critique sévère de la tendance de l’autorité romaine à monopoliser la compréhension du message chrétien, l’essai de Pierre de Locht se termine par un plaidoyer senti pour une Église qui cesserait de croire qu’elle a prise sur Dieu et qui reconnaîtrait sa pleine humanité. L’Église, écrit le théologien, n’est pas la porte-parole autorisée de Dieu ; elle est une «communauté d’hommes et de femmes en quête de Dieu, à la recherche de Dieu», qui croient que «le mode de vie et le message de Jésus de Nazareth», bien avant ceux des papes et des évêques, sont des chemins d’humanité, de solidarité et de vérité.
Cette Église humaine et moderne, conclut de Locht, cesserait de se croire la seule «experte en humanité» ici-bas, abandonnerait «sa mainmise sur la morale humaine» et se remettrait à chercher la lumière en collaboration avec les autres grandes traditions éthiques, religieuses, agnostiques ou athées. «La morale pour notre temps, écrit le théologien, pourrait alors s’élaborer tous ensemble, et non être déduite simplement d’une révélation faite jadis une fois pour toutes.»
La foi de ma mère
Il y a 25 ans, après l’avoir lu, j’avais prêté ce livre à ma mère, qui l’avait adoré. Quelques années auparavant, elle avait eu la chance de croiser la route de l’abbé Claude Fafard (1935-2015), quand ce dernier avait été nommé curé à Saint-Gabriel-de-Brandon. Audacieux, voire hardi, ce prêtre, avec des idées semblables à celles de Pierre de Locht ou à celles de Raymond Gravel, avait bouleversé et dynamisé la vie paroissiale du village en y instaurant une antenne locale de l’Église de la rue, une communauté de base dans laquelle ma mère a vigoureusement rafraîchi sa foi.
En relisant le livre, aujourd’hui, je tombe sur des notes que ma regrettée maman y a inscrites au fil de sa lecture. Ça m’émeut, évidemment. Elle m’avait transmis sa foi et, grâce à Pierre de Locht, j’ai pu, à mon tour, lui offrir la mienne, dans un partage pleinement humain, sans prétention à la vérité absolue.
Comme le dit Pierre de Locht, je ne sais pas qui est Dieu, mais j’ai eu la chance de rencontrer des humains — comme ma mère, comme Grand’Maison, comme l’abbé Fafard, comme Raymond Gravel — «en recherche de sens et de transcendance», inspirés par l’homme de Nazareth. Ces personnes que je viens de nommer ne sont plus là, aujourd’hui, mais elles sont, je le crois, toujours vivantes.