J’ai expérimenté l’intensité poétique pour la première fois à 15 ans.
Mes illuminations initiales, je les dois à Nelligan, que m’ont fait découvrir Jocelyn Richard et Micheline Champagne, mes enseignants de français au secondaire. En entendant, en classe, Monique Leyrac chanter fougueusement Le mai d’amour, sur une musique d’André Gagnon, et réciter passionnément Hiver sentimental, sur une musique de Chopin, j’ai vibré, j’ai compris que les mots, traités poétiquement, pouvaient nous amener dans la réalité profonde.
Au cégep, le professeur et poète Bernard Pozier a élargi ma perspective en me faisant découvrir Yves Boisvert, Jim Morrison et Lucien Francoeur. Lire les Poèmes de Babylone (Écrits des forges, 1982), de Jean-Paul Daoust, alors que j’étais en peine d’amour, m’a confirmé que, malgré ses obscurités, la poésie, comme la foi chrétienne d’une certaine façon, éclairait la vie.
Ce n’est pourtant pas la réputation qu’on lui fait. La poésie, selon la rumeur, serait, au mieux, le langage des rêveurs un peu déconnectés de la réalité, une espèce de parenthèse consolante au milieu des dures réalités de la vie, ou, au pire, un genre littéraire inutilement compliqué, réservé à quelques explorateurs excentriques. Comme on le fait avec la musique classique, on la regarde parfois avec respect, tout en la considérant comme un divertissement élitiste un peu bizarre.
Retrouver la réalité perdue
C’est précisément pour contredire cette conception étriquée que le poète et dramaturge français Jean-Pierre Siméon, directeur de la collection Poésie/Gallimard, se livre à un remarquable Petit éloge de la poésie (Folio, 2021). Ce genre, écrit-il, n’est pas ce que l’on croit. Il ne vise pas à faire du beau avec les mots pour échapper temporairement à la laideur du monde, il ne se réduit pas à un divertissement langagier pour esthète mélancolique; la poésie, affirme Siméon, est «une nécessité vitale» parce qu’elle veut témoigner non pas d’une autre réalité, mais «de la part inconnue de la réalité connue, la part de la réalité perdue, omise, refoulée, réprimée ou niée» dans un monde qui n’en a que pour la raison raisonnable ou utilitaire.
La poésie n’éloigne pas du réel; elle le prolonge, elle cherche ce qu’Henri Michaux nommait un «lointain intérieur», c’est-à-dire, précise Siméon, qu’elle nous entraîne vers un ailleurs, «mais un ailleurs dans l’ici», nous invitant à habiter le monde autrement, en révélant «le monde caché dans le rien apparent», en découvrant «l’unité profonde du réel», en tenant compte de la «présence de l’absence», selon la formule de Rina Lasnier.
Sans programme ni idéologie, la poésie se fonde sur une éthique proposant d’embrasser la totalité du réel.
Sans programme ni idéologie, la poésie se fonde sur une éthique proposant d’embrasser la totalité du réel — incluant le oui de la célébration et le non du refus de ce qui blesse la dignité de l’humain et la beauté du monde — et d’en faire un bon usage, c’est-à-dire, explique Siméon, «celui qui autorise que l’homme soit l’hôte humble et reconnaissant d’un tout mystérieusement donné qui le dépasse et non le colonisateur qui, afin d’en tirer sa jouissance, l’asservit à ses lois». Bien qu’il se définisse comme un agnostique de formation chrétienne près des milieux de gauche, Siméon, dans ces pages incandescentes et d’une rare densité, s’inscrit dans l’esprit de la prose de François dans l’encyclique Loué sois-tu (2015). «Le monde, y écrit le pape, est plus qu’un problème à résoudre, il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et dans la louange.»
Fréquenter l’éclairant mystère
La mécompréhension de la poésie ne se réduit pas à cette idée qui en fait le refuge des pelleteurs de nuages, dont on vient de voir, avec Siméon, qu’elle ne tient pas la route. À ce premier contresens, en effet, s’en ajoute un deuxième qui cantonne la poésie à un désir de faire du beau dans un sens restreint.
Au cégep, il y a quelques années, des étudiants qui avaient dû lire, dans un cours de littérature québécoise, Les poètes chanteront ce but (Écrits des forges, 1991), un recueil de Bernard Pozier portant sur le hockey, n’en revenaient pas. Pour eux, la poésie devait parler, avec délicatesse et raffinement, de la nature, de l’amour ou de la mélancolie, mais pas du sport!
Or, il y a toutes sortes de poésie, dans tous les styles, et le poème, s’il peut être raffiné et harmonieux, peut aussi être rude et dysharmonique. La beauté poétique existe bel et bien, explique Siméon, mais elle n’a rien à voir avec la joliesse et réside plutôt dans «la beauté du geste», dans le désir «d’extraire la langue commune de sa gangue, de lui restituer l’énergie vitale et le souffle perdu», dans l’«émeute du sens» qu’elle crée pour arracher la langue «à sa fonction première de strict énoncé de la réalité objective» et lui faire explorer le «tout de la vie» dont le hockey, surtout au Québec, fait évidemment partie.
Cette gravité du poème ne va pas sans certaines exigences de lecture. La poésie, répètent les élèves qui doivent l’analyser en classe, est difficile, voire incompréhensible. Siméon ne nie pas cet obstacle, mais il le magnifie au lieu de le condamner. Le voile qui recouvre le poème, écrit-il, est antérieur à l’effort de lecture et provient de la panne d’attention qui affecte l’humanité contemporaine, engluée dans «la demande tyrannique du besoin et de l’intérêt». Pour lire le poème, il faut essayer de quitter l’état second, qui «est l’ordinaire somnolence de la conscience», pour retrouver un état premier, celui de l’éveil au monde propre à l’esprit d’enfance.
Plus encore, il faut accepter de ne pas tout comprendre comme d’habitude, d’être dépassé, puisque le mystère, en poésie comme dans les relations humaines véritables, «est la chance de l’amour». Comme l’écrivait Georges Perros, que cite Siméon, «la poésie n’est pas obscure parce qu’on ne la comprend pas, mais parce qu’on n’en finit pas de la comprendre». La poésie ne fournit pas de mode d’emploi; il faut donc, chaque fois, «réapprendre à lire, à d’abord ne pas comprendre pour mieux comprendre», une leçon d’humanité, conclut Siméon, qui devrait s’appliquer «chaque jour pour nous tous devant les êtres et les choses».
«Eau de notre seconde soif», selon la magnifique formule d’Andrée Chedid, la poésie témoigne d’un «amour désespéré de la vie insaisissable», ajoute Siméon. Au commencement, déclare l’Évangile de Jean, était le Verbe. La poésie ne l’oublie pas.