En 1915, l’écrivain germano-suisse Hermann Hesse réfléchit au pouvoir de la musique après avoir assisté à un concert. «On peut difficilement, écrit-il dans L’art de l’oisiveté (Le livre de poche, 2017), être plus ignorant que moi en matière de technique musicale (c’est à peine si je sais lire les notes), mais même le dernier des profanes devrait être capable de sentir que, comme dans tous les autres domaines de l’art, les œuvres des grands musiciens évoquent l’existence humaine dans ce qu’elle a de plus élevé, parlent des choses les plus graves et les plus essentielles pour un individu spécifique, pour un autre, pour chacun.»
Je suis le dernier des profanes dont il parle. J’aime la musique en général et la grande musique en particulier sans y connaître grand-chose. Je l’écoute avec mon cœur, avec mon âme, je m’en fais une compagne de mes joies et de mes peines.
Il y a plusieurs années, j’étais dans une taverne avec des amis à l’occasion d’un événement littéraire. Nous buvions de la bière en devisant de littérature et de philosophie. À un moment donné, un des camarades sortit son violon, un autre sa guitare, et ils nous jouèrent, sans préparation, un reel en mineur. C’était beau, prenant. Mon ami athée et ancien prof de philo, André Baril, eut alors cette formule: «La musique, c’est une grâce!» La force de vérité de cette phrase et son extrême à-propos à ce moment précis ont eu pour effet de l’inscrire en moi pour toujours. C’était ce que je cherchais depuis si longtemps pour définir la musique: non seulement «une» grâce, comme le disait mon ami, mais «la» grâce, c’est-à-dire, en théologie chrétienne, selon Le Petit Robert, une «aide surnaturelle qui rend l’homme capable d’accomplir la volonté de Dieu et de parvenir au salut».
Aussi, Hermann Hesse parle-t-il pour moi quand il évoque son besoin de musique. «Lorsque tout nous paraît désespéré, écrit-il, lorsqu’un ciel d’azur, une nuit étoilée ne parviennent même plus à éveiller notre enthousiasme, lorsque nous ne savons plus quel auteur lire, il arrive bien souvent que surgissent des trésors de notre mémoire un lied de Schubert, une mesure de Mozart, un accord entendu dans une messe, une sonate – mais nous ne savons plus où et quand. Leur clarté resplendissante nous arrache alors à notre indifférence et leurs mains aimantes viennent se poser sur nos plaies douloureuses… Ah, que serait notre existence sans la musique!» Elle serait sans grâce.
Récemment, ma mère a connu d’importants ennuis de santé qui l’ont forcée à subir un chemin de croix médical. Cruauté supplémentaire du sort: la crise sanitaire la condamnait à la solitude entre les murs de l’hôpital. Je lui ai dit que je serais, malgré tout, avec elle, en pensée, à l’heure de l’épreuve. Ce n’était pas une formule; c’était, pour moi, une mission. À l’heure dite, donc, j’étais là et, pour rapailler ma concentration, j’ai mis, dans mes écouteurs, l’andante du 21e concerto pour piano de Mozart. Ce n’était pas un hasard. Ce mouvement, même s’il déchire le cœur, donne le goût de vivre, il chante le tragique de l’existence, mais aussi sa beauté. En l’écoutant, je murmurais intensément à ma mère fragile: vas-y, tu es capable. Et elle a été capable.
Le miracle de la musique
En confinement, j’écoute de la musique en lisant Ma vie avec Mozart (dans Mes maîtres de bonheur, Le Livre de poche, 2017), d’Eric-Emmanuel Schmitt, et je tombe sur cette phrase que l’écrivain adresse au compositeur: «Plusieurs fois, grâce à toi, je me suis évadé de ce monde pour rejoindre Dieu en écoutant l’adagio [sic] du 21e concerto.» Moi, j’ai l’impression d’avoir rejoint ma mère et Dieu grâce à ce mouvement. Devant la mort de certains de ses amis chers, Schmitt raconte avoir appelé Mozart à l’aide. «Je suis persuadé, écrit-il, de ne pas être sur terre l’unique individu à éprouver de la douleur mais elle me rend si impuissant et si désemparé que je me tourne vers toi.» J’ai fait comme lui.
Je ne crois pas à la magie et je reste dubitatif quant à la possibilité de miracles bousculant l’ordre physique du monde. Je crois, cependant, à la possibilité de ces miracles qui s’appellent la foi, la charité et l’espérance; je crois à la possibilité d’une solidarité humaine capable de nous fortifier malgré nos fragilités, de nous entraîner à ne pas laisser seul «l’un de ces plus petits de nos frères» (Matthieu, 25, 40). Je ne crois pas que la musique, même la plus belle, même la plus grande, même celle du divin Mozart, fasse, à elle seule, des miracles. Je sais même, on l’a dit, en tout cas, que des nazis écoutaient Mozart aux portes des chambres à gaz.
L’argumentation, ici, j’en conviens, trouve ses limites parce qu’on trouvera toujours un exemple de salaud mélomane, de même qu’il y a de soi-disant chrétiens qui se comportent comme des rapaces et des lecteurs du Capital de Marx qui prennent leur ressentiment vengeur pour de la justice. Malgré tout, malgré les nazis – je refuse de leur laisser Mozart, de laisser le diable s’approprier les anges –, je crois aux pouvoirs humanisants de la musique, ce viatique pour les pèlerins en route vers le mystère de l’Être.
Ce n’est pas, je le sais, la musique, même la plus belle, même la plus grande, qui fait la bonté, mais la bonté se nourrit néanmoins de musique. C’est saint Augustin, je crois, qui disait que si ta lecture de la Bible ne t’incite pas à aimer ton prochain, c’est qu’elle est mauvaise. Je dirai la même chose de la musique: si elle ne t’incite pas à t’humaniser, si sa beauté ne te donne pas le goût de la bonté, c’est que tu l’écoutes mal.
Souffrance et optimisme
Eric-Emmanuel Schmitt affirme que la musique de Mozart l’a sauvé du suicide quand il avait quinze ans. «On ne quitte pas un univers où l’on peut entendre de si belles choses, écrit-il, on ne se suicide pas sur une terre qui porte ces fruits, et d’autres fruits semblables.» Heureusement, je n’ai pas eu besoin, à cet âge, d’être sauvé du désespoir. En entendant Mozart pour la première fois – c’était le 9e concerto pour piano –, je n’ai eu qu’à dire: c’est vrai que la vie est belle, même quand elle est triste. «Bienfait de t’écouter, écrit Schmitt à son maître: la vie est toujours entourée par la mort mais n’en a plus le goût.»
Il y a chez Mozart, explique l’écrivain, une acceptation de la souffrance qui s’accompagne d’une célébration de la vie. Je n’ai pas choisi ce compositeur pour rien à l’heure de me soutenir dans l’accompagnement à distance de ma mère. La joie du compositeur, continue Schmitt, est une «réaction au calvaire», un refus de laisser la mort ternir la vie. Dans son recueil de nouvelles Rire en do mineur (Babel, 2019), l’écrivaine Claude Pujade-Renaud fait dire à une jeune pianiste, qui travaille avec Mozart, que, chez ce dernier, «on ne s’appesantit pas sur la souffrance, on glisse, la plainte se fluidifie et avec elle la douleur».
Il y a, dans cet optimisme, quelque chose d’évangélique, qui combine la conscience d’être dans une vallée de larmes et le choix, malgré tout, de faire le pari de la joie. C’est là une des leçons importantes que Schmitt tire de son écoute de Mozart. «Non seulement je ne perçois pas l’intérêt pratique de la tristesse, mais je n’ai jamais compris l’avantage philosophique du pessimisme. Pourquoi soupirer si l’on a la force de savourer? Quel bénéfice à communiquer son découragement, refiler sa lâcheté, oui, quel gain pour soi ou pour les autres? Alors que nos corps transmettent la vie, faut-il que nos esprits procurent le contraire? Si notre jouissance génère des enfants, pourquoi notre intellect, lui, engendrerait-il du néant?» Mozart magnifie nos lamentations tout en choisissant «le parti de la vie». Il accepte le Golgotha pour mieux orchestrer la résurrection, pourrait-on dire en langage chrétien.
«Mozart composait comme l’oiseau chante», écrit le musicologue français Émile Vuillermoz (1878-1960) dans son Histoire de la musique, tout en précisant que le compositeur «n’a jamais été tenté de renouveler ou de modifier la syntaxe et le vocabulaire des musiciens de son temps». C’est là une autre des leçons retenues par Schmitt. Mozart, note-t-il, «n’était ni novateur ni insurgé mais toujours original, singulier, expressif». Pour un intellectuel tenté par la «sophistication», sa musique est une école de noble simplicité.
Sur le pont
Le débat qui oppose l’art savant à l’art populaire traverse toutes les époques récentes. L’art doit-il inventer, révolutionner et complexifier ou se contenter de plaire et de divertir? Mozart, selon Schmitt, détient la clé de l’énigme. «Tu as perçu, lui écrit le romancier, les dangers qu’il y avait dans les deux camps: l’ennui. On s’ennuie d’une œuvre seulement légère, on s’ennuie d’une œuvre seulement savante. Entre ces deux mondes séparés, tu tendis le pont de ta musique, galante en apparence, savante en profondeur; par un mélange de travail et de spontanéité, tu as permis aux contraires de se rejoindre.»
Le plaidoyer de l’écrivain, ici, est pro domo. Schmitt, dont l’œuvre est méprisée par certaines personnes qui l’accusent d’être trop populaire, ne cache pas s’inspirer de Mozart dans sa conception «d’un art simple, accessible, qui charme d’abord, bouleverse ensuite», qui cherche à «plaire sans complaire», à donner du plaisir, mais «en élevant, pas en abaissant».
Je l’avoue à mon tour: j’aime cette leçon. Je suis, comme Fernand Dumont, un émigrant, passé de la culture première – villageoise, populaire, modeste – à la culture seconde – intellectuelle et savante. Je tiens à l’une – à la musique populaire, à la religion de l’église du village, à la simplicité des relations humaines, aux plaisirs de la grivoiserie – et à l’autre – à la littérature et à la musique savantes, aux discours théologiques subtils. Coupé de la première ou de la seconde, je m’ennuie. Quand j’écris, j’essaie d’être sur le pont et de regarder tantôt vers une rive, tantôt vers l’autre, puisque je sais que ma liberté et le sens de ma vie sont à l’intersection de ces mondes.
Quand la tempête gronde, quand ça va mal, entendre Mozart, sur le pont, ça aide. Comme des mains aimantes sur une plaie douloureuse.
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