Ainsi, le bibliste André Myre serait donc un mécréant, comme il le professe dans un livre aux allures de testament justement intitulé La foi d’un mécréant (Carte blanche, 2023, 208 pages). J’ai peine à le croire.
Myre, que je n’ai jamais rencontré en personne, a changé ma vie de croyant il y a 30 ans. J’étais alors dans la vingtaine, animé par un fort souci de justice sociale, et je m’éloignais de la foi parce que l’Église qui la portait ne me semblait pas à la hauteur de sa mission. Par chance, je suis tombé sur Scandale ! Jésus et les pauvres (Paulines, 1993, 64 pages), une brochure rédigée par Myre. «Le Règne du Christ, écrivait le bibliste, se réalise dans l’histoire quand des humains, à la suite de l’homme de Nazareth et sous la poussée actuelle du Souffle du Vivant, prennent intérieurement leurs distances vis-à-vis de ces gouvernements ou autorités qui veulent asservir les humains.»
Ces mots m’ont fait un bien énorme en me faisant comprendre que nous pouvions pleinement nous inspirer de Jésus dans l’engagement pour la justice, malgré notre malaise devant l’Église. Les turpitudes de la seconde ne devaient pas entacher, dans nos esprits, la figure exemplaire du premier. Mettre sa confiance en Jésus, suivre son chemin, ça pouvait vouloir dire, souvent, s’opposer à l’Église. Je n’ai jamais oublié la leçon.
Jésus, ce radical
La foi du mécréant, que réitère Myre aujourd’hui, c’est ça : une «foi marginale, contestée», attachée à «la radicalité de l’évangile», à sa «dimension subversive» et qui trouve dans «la confiance évangélique» l’énergie «de faire arriver pour les pauvres une bonne nouvelle qui nourrira leur espoir» à partir d’une «lecture radicalement critique du système». La foi, clame André Myre, ne sert pas à fonder une religion de masse, mais à faire «entendre la Voix de la résistance de Dieu à un système pervers».
Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, que «l’agir, dans la ligne de la confiance en Jésus, [ait] comme conséquence de provoquer la colère des grands contre les partisans», surtout quand on considère que le Dieu de Jésus, comme l’écrivait Myre en 1993, «est préoccupé de droit et de justice ici-bas» et «a le souci des choses concrètes qui préoccupent les humains».
Attention, cependant : ce Dieu, que Myre appelle parfois «la Réalité», n’intervient pas directement dans le monde, ne fait pas le travail pour nous. Il nous invite plutôt à une «transformation intérieure» qui nous pousse à faire «assez confiance [à Jésus] pour participer à ses luttes contre ses ennemis».
Le Jésus à qui Myre accorde sa foi n’est pas un bon monsieur qui se contente d’en appeler à l’amour universel. C’est un Jésus politique qui ne craint pas le conflit – «ma tâche, c’est de jeter le feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il brûle déjà !» dit-il –, qui prend au sérieux «la violence au cœur de l’existence humaine» et qui «ne cesse de proclamer, au grand dam des responsables, que leur régime est pourri et en bout de course».
Le Jésus de Myre, c’est le Jésus des pauvres, des vrais pauvres, qui annonce «la fin de tous les privilèges, la destruction des amoncellements de richesses, la disparition des systèmes montés au profit d’une minorité, l’annihilation des religions qui se prétendent les familles exclusives de Dieu, des nations qui s’approprient les richesses de la planète, etc.» C’est un Jésus «qui énerve les dirigeants».
La multiplication des pains (Marc 6, 30-44), ce n’est pas de la magie ; c’est le miracle du partage. La guérison de la femme aux prises avec des pertes de sang qui n’hésite pas à toucher le manteau de Jésus (Marc 2, 25-34) est d’abord une libération par rapport aux tabous imposés par le système. La foi qui déplace la montagne (Marc 11, 22-25), c’est celle de la personne qui comprend que la vérité n’est pas dans le Temple (justement situé sur la montagne en question), mais dans le cœur humain.
Le Jésus de Myre ne cherche pas tant des disciples ou des apôtres que des partisans qui luttent avec lui, ici-bas, «contre le mal, la religion et le système». Jésus n’est pas venu pour fonder une institution, et l’Église telle qu’on la connaît n’est pas dans l’évangile. «La foi ne se vit pas seul», reconnaît Myre, mais il suffit d’un petit groupe – «deux ou trois, rassemblés en mon nom» – pour la faire vivre.
Retour à la base
Né à Montréal, en 1939, dans une famille peu fortunée mais aimante, Myre étudie chez les sulpiciens et chez les jésuites avant de devenir membre de ces derniers. Ordonné prêtre en 1970, il devient professeur de théologie à l’Université de Montréal jusqu’à sa retraite, non seulement de l’enseignement, mais aussi du sacerdoce et des jésuites, en 1997 – année de son mariage avec Lucie Lépine, intervenante en milieux populaires.
Sa mécréance, toutefois, date de bien avant ce moment et a été nourrie par sa fréquentation de ces mêmes milieux populaires et par quelques expériences en Église. Alors qu’il a presque 40 ans et vit dans une maison avec une dizaine d’étudiants jésuites, Pedro Arrupe, le général de la Compagnie, lui intime de quitter les lieux parce qu’on le considère «théologiquement dangereux pour les plus jeunes». L’Église, constate-t-il à ce moment, est «un système comme un autre, sachant punir qui la contest[e]».
Avec le temps, Myre en vient à comprendre que Dieu, ou la Réalité ultime, «se laisse uniquement trouver parmi ceux et celles qui vivent à la base la plus écrasée de l’humanité». Il dit aujourd’hui écrire pour ces «tout-petits» qui lui «ont appris les secrets de la vie, en espérant pouvoir leur dévoiler tout ce [qu’il leur doit]».
Le traditionnel Credo de l’Église ne l’intéresse donc plus. Ce qui lui importe, maintenant, n’est pas de savoir s’il croit à la seigneurie ou à la résurrection de Jésus, mais de répondre, par ses actes, à la question suivante: «Comment ta vie montre-t-elle que Jésus est ton seigneur et que, selon toi, il est vivant ?» Par rapport à l’Église, Myre se dit donc mécréant, comme Jésus, en qui il met sa confiance, l’était, ajoute-t-il.
Trente ans après ma première rencontre livresque avec lui, André Myre me bouleverse encore. Sa foi de mécréant contient de belles promesses de libération, mais elle s’avère terriblement radicale et exigeante. En ai-je le courage?