Le philosophe français Denis Moreau le constate, non sans s’en étonner un peu: même s’ils n’ont, pour la plupart, jamais lu les Évangiles, les Occidentaux contemporains restent marqués, souvent inconsciemment, par ces textes. «L’influence massive sur notre culture du christianisme en général et des Évangiles en particulier n’est pas, en soi, un sujet de discussion ou de débat, écrit le philosophe. C’est un fait, attesté, par exemple, par d’innombrables productions picturales, musicales, littéraires, théologiques, et qu’on ne peut nier sans une solide dose de malhonnêteté intellectuelle ou d’aveuglement.»
Oui, mais, dira-t-on peut-être, ces productions qu’évoque le philosophe sont l’affaire des artistes ainsi que des savants et ne témoignent pas de l’imprégnation de la culture populaire par le christianisme. Aujourd’hui, pour le monde ordinaire, que reste-t-il de cette influence? Des mots, au moins. «Bon nombre d’aphorismes et sentences des Évangiles, note Moreau, sont passés en expressions courantes, locutions et proverbes, et sont utilisés en tant que tels dans les conversations les plus ordinaires.» En d’autres termes, nous parlons souvent chrétien, parfois même sans le savoir.
Comprendre nos origines
Vous en doutez? La lecture de Nul n’est prophète en son pays (Seuil, 2019) devrait vous en convaincre. Moreau, dans ce charmant essai, présente et analyse des dizaines d’expressions fréquemment employées et directement issues des textes évangéliques. Partisan d’un catholicisme joyeux, raisonnable et éclairé, le philosophe, à qui l’on doit notamment Comment peut-on être catholique? (Seuil, 2018), une indispensable défense et illustration de la foi contemporaine, amuse un peu le lecteur tout en l’instruisant beaucoup.
Vous parlez chrétien, révèle-t-il, quand vous évoquez l’opération du Saint-Esprit, les marchands du Temple, le pain quotidien, la brebis égarée, le fils prodigue, le bon Samaritain, la première pierre à ne pas jeter, le loup dans la bergerie; quand vous dites être comme Thomas ou vous en lavez les mains, quand vous dénoncez un Judas et quand vous annoncez avoir gardé le meilleur pour la fin. En passant dans la langue courante, ces expressions, note Moreau, ont perdu leur sens religieux et, dans bien des cas, une partie de leur radicalité. Leur persistance dans notre vocabulaire, 2000 ans plus tard, témoigne néanmoins de la source chrétienne de notre culture. «Alors, écrit Moreau en guise d’invitation, comprenons d’où nous sommes».
Questions de méthode
Pour toutes les expressions retenues, le philosophe fournit la source évangélique, le sens courant et des citations d’écrivains qui s’en inspirent. La formule «l’homme ne vit pas que de pain», par exemple, provient de l’évangile selon Matthieu et plus précisément de la scène où Jésus, dans le désert tout juste après son baptême, affronte le diable. Ce dernier, tentateur, invite le Christ à transformer les pierres en pains en exerçant sa puissance. Jésus, plus fort que ça, pourrait-on dire, y va alors de sa célèbre réplique: «Il est écrit: “L’homme ne vit pas que de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu.”»
Aujourd’hui, explique Moreau, l’expression, dans son sens laïque, «signifie qu’il ne faut pas se contenter des biens matériels, mais rechercher aussi des nourritures plus intellectuelles, ne pas négliger la dimension spirituelle de nos êtres, faire l’effort de se cultiver». Dans la bouche d’un riche qui la sert à un miséreux revendicateur – ça arrive, ces choses-là –, la formule devient indécente, note Moreau, et mérite qu’on lui oppose celle de l’historien Ernest Renan: «L’homme ne vit pas seulement de pain, mais il vit aussi de pain.»
Chaque expression présentée dans ce livre a donc droit à ce riche traitement et à plus encore. Moreau se livre aussi, dans tous les cas, à une petite exégèse. Dans l’histoire du pain, par exemple, il souligne la particularité de cette scène dans laquelle Jésus et le diable s’affrontent «en se lançant à la figure des citations de la Bible». Le diable, en effet, cite un psaume. «On en déduira, conclut Moreau, qu’il est possible de faire un très mauvais usage des citations bibliques utilisées isolément ou détachées de leur contexte!»
Des détails qui comptent
Fin lecteur, le philosophe croyant attire notre attention sur des détails importants qu’on n’a pas toujours remarqués. Au sujet de l’épisode des marchands du Temple, souvent associé à une étonnante bouffée de violence du Christ, il note que «le texte mentionne bien que Jésus se confectionne un fouet, mais pas s’il s’en sert ou en menace seulement; il n’est pas dit non plus qu’il se met en colère». Dans une réflexion sur le sens de la formule «tendre l’autre joue», Moreau se questionne sur les limites de l’injonction. Faut-il désarmer à l’infini? «En réponse à cette interrogation, écrit le philosophe, on peut remarquer qu’on n’a que deux joues; s’il s’agit donc de ne pas répondre d’emblée violemment à la violence pour casser dès son commencement le cycle infernal des vendettas hors de contrôle et des répressions en chaîne, Jésus ne demande peut-être pas de se soumettre avec docilité à une interminable série de baffes.»
On apprend aussi, au passage, dans un commentaire sur le bon larron, que ce dernier est le seul à avoir entendu le mot «paradis» dans la bouche de Jésus. Le mauvais larron, quant à lui, inspire à Moreau une critique des insuffisances de l’idéologie du développement personnel. Le gredin, on s’en souvient, incite Jésus à se sauver lui-même. Cette idée du salut par soi-même relève d’une «autonomie fantasmatique» que le philosophe identifie comme le «syndrome du mauvais larron». Le message chrétien, continue-t-il, le combat et dit qu’«il faut pour y échapper admettre qu’on ne se sauve pas soi-même, mais qu’on est plutôt sauvé par les autres, et même par l’Autre».
Interprètes de talent
En bon interprète, Moreau fait donc dire aux mots et aux textes non pas plus qu’ils ne disent, mais tout ce qu’ils disent et qui est plus que ce qu’on en comprend après une lecture ordinaire. Son interprétation de la parabole des talents, à cet égard, est exemplaire. Trois serviteurs reçoivent, de leur maître en partance, des talents (des pièces d’argent d’une grande valeur à l’époque et, par extension aujourd’hui, des aptitudes naturelles). Le premier en reçoit cinq et en présente dix au maître à son retour. Le deuxième en reçoit deux et en gagne deux autres. Le troisième en reçoit un seul, le cache, et le redonne au maître plus tard. Conclusion: le maître félicite les deux premiers, semonce l’autre et annonce qu’on donnera beaucoup à celui qui a beaucoup et rien à celui qui n’a rien. La première fois que j’ai entendu cette parabole, je me suis révolté contre cette conclusion. Où était, là-dedans, l’option préférentielle pour les pauvres?
Le philosophe Luc Ferry m’a réconcilié avec cette histoire en l’analysant brillamment dans Sagesses d’hier et d’aujourd’hui (Flammarion, 2014). Elle illustre, écrit-il, l’effondrement de la morale aristocratique au profit d’une éthique méritocratique. Elle dit que «la dignité d’un être ne dépend pas des talents qu’il a reçus à sa naissance, mais de ce qu’il en fait, non pas de la nature et des dons naturels, mais de la liberté et de la volonté, quelles que soient les dotations de départ». C’est, insiste Ferry, une révolution morale dont les effets perdurent. Tous les êtres, professe-t-elle, sont égaux en dignité, malgré leur inégalité naturelle. Ce qui compte, sur le plan éthique, «c’est ce que chacun va faire des dons qu’il a reçus, des talents que le sort lui a impartis», c’est, en d’autres termes, «le travail qui valorise l’homme, pas la nature qui le rendrait digne a priori».
Moreau propose une lecture semblable, en faisant remarquer que ce texte met un peu de pression sur les croyants puisqu’il dit que le salut s’acquiert par le travail. «Cela interdit, en contexte chrétien, toute forme de fatalisme, d’attentisme ou de passivité, de laisser-faire abandonnant tout à Dieu», explique le philosophe. La parabole, selon lui, va encore plus loin. Le maître, raconte-t-elle, s’en va et laisse ses serviteurs se débrouiller. On comprend que Dieu, en s’effaçant, invite les croyants à agir, librement, dans la mesure de leurs moyens, pour améliorer le monde. «Le texte suggère ainsi que Dieu a besoin des hommes pour réaliser ses desseins dans la création, et il fonde théologiquement l’idée que la pratique humaine contribue à la gloire de Dieu», conclut très finement le philosophe.
On peut se réjouir du fait que certaines formules des Évangiles résonnent encore de nos jours. Elles ont perdu, c’est vrai, leur puissance originelle en devenant des expressions populaires, mais leur présence dans notre langue commune fait néanmoins entendre, serait-ce involontairement, l’écho d’une parole de feu qui a embrasé le monde il y a plus de 2000 ans. Denis Moreau, assurément l’un des plus importants philosophes catholiques vivants de langue française, nous ramène à cette source vitale avec une éloquence dont le génie n’exclut pas la simplicité.
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