La «Lettre pour porter à rechercher Dieu», qui ouvre les Pensées (1670) de Blaise Pascal dans l’édition établie par Philippe Sellier (Pocket, 2004), est assurément un des plus grands textes de toute la tradition chrétienne. Solennel, le philosophe nous y invite à la mission la plus importante de notre vie. «L’immortalité de l’âme, écrit-il, est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est.» Dans cette affaire dont «dépend toute notre conduite», faire les braves en jouant les insouciants serait folie.
Pascal dit avoir de la compassion pour ceux qui doutent de l’existence de Dieu, mais qui continuent de s’en préoccuper ardemment. Les autres, toutefois, les incroyants satisfaits, surtout s’ils se font vanité de leur incroyance et tentent de convaincre les autres de les suivre, l’irritent, voire l’épouvantent. «Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie.»
C’est là le projet des Pensées, un recueil de notes rédigées par Pascal en vue de la publication d’une «apologie de la religion chrétienne»: convaincre les «libertins» de leur erreur. Le libertin, sous la plume du philosophe, n’est pas l’homme aux mœurs dissolues, mais le libre penseur, souvent athée ou indifférent à la question de Dieu. Pascal, qui fréquente les milieux cultivés depuis sa tendre enfance, sait en compter plusieurs parmi ses lecteurs, raison pour laquelle il use de stratégie dans son argumentation, ce qui donnera notamment son fameux pari.
La raison du pari
Dans Un été avec Pascal (Équateurs/France Inter, 2020), un court essai à la fois charmant et érudit, le professeur de littérature Antoine Compagnon résume le défi de Pascal. Pour ce dernier, en effet, «c’est le cœur qui sent Dieu et non la raison». Or, on ne peut convaincre le cœur avec des arguments. Dans ces conditions, explique Compagnon, l’apologiste «ne peut proposer qu’une foi humaine et raisonnable, inachevée sans la grâce», c’est-à-dire sans l’adhésion du cœur appelé par Dieu, mais il peut au moins «porter à chercher».
Le pari vient de là. Il n’a pas la prétention de démontrer l’existence de Dieu, dont la certitude ne peut que nous échapper, mais d’illustrer l’irrationalité d’un pari sur son inexistence. Une chose est certaine: ou bien Dieu existe ou bien il n’existe pas. À partir de là, le choix de s’abstenir ne serait que lâcheté. Il faut donc choisir. «Cela n’est pas volontaire, écrit Pascal, vous êtes embarqué.» Parier sur Dieu, selon le penseur, s’avère la seule voie raisonnable. «Si l’on gagne, parce que Dieu existe, on gagne tout, résume Compagnon; si l’on perd, parce que Dieu n’existe pas, on ne perd rien, puisque le néant ne peut pas faire payer au joueur son erreur.» Par conséquent, il n’est pas rationnel de ne pas croire.
Un tel raisonnement, Pascal en est conscient, ne convertit pas le libre penseur, mais l’ébranle sur son propre terrain. Pascal pousse donc la réflexion un cran plus loin. À ceux qui seraient convaincus de la rationalité de son pari, mais dont le cœur ne suivrait pas, il recommande d’imiter les croyants, de faire comme eux, puisque l’habitude offre un terrain fertile à la foi. «L’argument, reconnaît Compagnon, n’a plus rien de mathématique» et peut faire sourire, mais il n’est pas sans faire penser aux principes de la thérapie cognitivo-comportementale.
Enfin, dernière étape du raisonnement, Pascal avance l’argument du gain existentiel: «Or quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable. […] Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie.»
Un ami exigeant
L’anthropologie de Pascal peut se résumer à gros traits. «Depuis la faute d’Adam, à la suite du péché originel, l’absence de Dieu a créé dans le cœur humain un vide infini, impossible à combler par des objets finis», explique Compagnon. L’homme sans Dieu est misérable, mais sa grandeur est de se savoir tel et de chercher à surmonter son état dans une quête de sens. Les existentialistes, au XXe siècle, ne diront pas autre chose. Pascal, toutefois, qui ne renonce pas au salut éternel, ajoute que la recherche de Dieu doit donc devenir notre seul vrai souci, notre obsession.
Plusieurs athées, écrit André Comte-Sponville dans La philosophie (PUF, 2005), se reconnaîtront, «la foi mise à part», dans les Pensées, où ils verront «la description la plus exacte de la condition humaine, perdus que nous sommes dans l’infini, voués au divertissement ou à l’angoisse, à l’illusion ou au désespoir». Ébloui par le génie du philosophe, Comte-Sponville ne peut s’empêcher d’ajouter: «On n’échappe pas à Pascal. Reste à lui résister, si on le peut.»
Mort à 39 ans, en 1662, après une vie bouleversée par les tourments incessants de la maladie, Pascal est un géant. Mathématicien et physicien de haut vol, principalement de 1640 à 1651, maître de rhétorique et polémiste chrétien de grand style, il ne se laisse pas cerner facilement. Son œuvre, par sa profondeur et ses flamboyances, séduit sans cesse, mais confond souvent.
Dans Un été avec Pascal, Antoine Compagnon parvient avec adresse et sensibilité à nous le présenter en ami. Les 350 ans qui nous séparent des Pensées constituent un obstacle à une bonne compréhension de l’œuvre. Le style du philosophe, par exemple, nous semble par moments obscur, en raison de ses tournures à l’ancienne. Pourtant, note Compagnon, Pascal, partisan du «style naturel», est un adversaire des «grands mots» et de l’enflure verbale.
Sa pensée, de même, désarçonne le lecteur de philosophie contemporaine. Qu’un scientifique de sa trempe qualifie la science de divertissement, parce qu’elle n’a rien à dire de l’absolu, surprend. Pour Pascal, en effet, l’honnête homme qui occupe son temps à autre chose qu’à chercher Dieu s’abîme dans le divertissement au détriment de son salut. «Pascal, note Compagnon, compare le libertin à un prisonnier dans un cachot qui, n’ayant plus qu’une heure pour savoir si son arrêt de mort a été signé et pour le faire révoquer, occupe cette heure à “jouer au piquet”.»
La ferveur et le doute
Dans la nuit du 23 au 24 novembre 1654, Pascal vit une expérience de conversion dont le récit se termine dans un cri de joie. Les penseurs des Lumières, qui admiraient son génie, sont embêtés par cette nuit mystique. Condorcet parlera de déraison et Voltaire évoquera même la folie de ce «misanthrope sublime».
Il est vrai que Pascal est intense. Le feu de sa nuit mystique incendie toutes les pages de ses Pensées. Dans son Journal (10 février 1939), Julien Green, plutôt ardent lui aussi, le lui reproche. «La férocité du jeune champion de Port-Royal a quelque chose qui finit par révolter le plus indulgent, écrit-il. Cette rage d’avoir raison, il la pousse si loin qu’on se demande si l’homme qu’il veut convaincre d’erreur n’est pas Blaise Pascal.» J’aime l’hypothèse: la ferveur du philosophe serait à la mesure du doute qui l’habite et qu’il veut surmonter. Peut-on chercher Dieu autrement?
***