Faut-il, parce qu’on est horrifié par l’intolérable agression russe contre l’Ukraine, ajouter un boycottage des artistes russes aux sanctions économiques contre le pays de Poutine et à l’aide militaire à la nation agressée? Pour faire pression sur les autorités russes et témoigner de notre solidarité avec le peuple ukrainien, ce choix peut être tentant, mais il m’apparaît néanmoins, après réflexion, mal avisé.
Je suis québécois et j’aime profondément le Québec, mais je ne voudrais pas être tenu responsable de toutes les décisions prises par le gouvernement du Québec — encore moins avec celles du gouvernement du Canada — avec lequel je suis souvent en désaccord. Rendre coupables par association les citoyens d’un pays qui se comporte mal m’apparaît immoral, sauf dans les cas où ces citoyens appuient le comportement condamnable. Je n’irais pas entendre, en concert, un pianiste partisan de Poutine ni voir jouer, au tennis, une athlète favorable à l’agression russe en Ukraine. Condamner tous les Russes en bloc, toutefois, serait injuste.
La poésie contre le mensonge
Fallait-il cesser de lire Boris Pasternak (1890-1960), à l’époque soviétique, parce que Staline était une brute sanguinaire? Bien sûr que non, d’autant plus que l’écrivain, comme bien des Occidentaux mais avec plus de courage, s’opposait au régime stalinien, qui le rendait littéralement malade.
Le moment où le mensonge est venu sur la terre russe, lit-on dans Le Docteur Jivago (1957), la tyrannie de la phrase n’a cessé de croître depuis, d’abord sous une forme monarchique, ensuite sous une forme révolutionnaire. À la place de la vie naturelle qui avait toujours régné même inconsciemment dans nos rapports, on vit s’infiltrer jusque dans nos conversations un peu de cette imbécillité déclamatoire, un besoin impératif de philosopher pour la montre sur les sujets à la mode, sur la marche du monde.
La «phrase», explique Michel Aucouturier, professeur de littérature russe et traducteur de Pasternak, «c’est le mensonge, puisqu’elle consiste à figer la vie». Pour Pasternak, ajoute Aucouturier dans Ce que peut la littérature (sous la direction d’Alain Finkielkraut, Folio, 2008), «la poésie est le moyen d’exprimer la vie sans passer par la « phrase »». Le nom Jivago, d’ailleurs, signifie, en vieux russe, «vivant à nouveau». Il y a, en Russie, à l’heure actuelle, des artistes et des citoyens qui s’opposent à la «phrase» poutinienne. Nous ferions erreur en leur tournant le dos.
Dans Sur tes cils fond la neige (Points, 2022 ; 2019 pour l’édition originale), l’ex-diplomate soviétique Vladimir Fédorovski, né d’un père ukrainien et d’une mère russe, aujourd’hui écrivain français, retrace bellement le parcours tortueux et torturé de Pasternak, pour qui «la gravité politique des événements ne saurait abolir les destinées intimes». Le KGB ne manquera pas, d’ailleurs, dans un document secret de 1959 reproduit par Fédorovski, de l’accuser d’individualisme.
Fils d’un peintre célèbre, ami de Tolstoï, et d’une mère pianiste, Pasternak naît dans une famille d’origine juive de l’intelligentsia moscovite, mais s’identifie rapidement au christianisme orthodoxe auquel il se convertit. «La pensée chrétienne reste la base de mon approche de la vie», écrira-t-il à une amie française à la fin des années 1950. Pasternak, note Fédorovski, s’extasiait sur «la beauté des textes bibliques», notamment les psaumes, qu’il appréciait pour leur qualité poétique. Son Docteur Jivago, et plus particulièrement les poèmes qui le concluent, est considéré par les critiques comme un roman chrétien, note la professeure Judith Stora dans «Pasternak et le judaïsme» (Cahiers du monde russe et soviétique, juillet-décembre 1968), mais Pasternak a somme toute peu parlé, directement, de son rapport à la religion.
Judaïsme et christianisme
Pour Judith Stora, le passage de Pasternak du judaïsme au christianisme s’explique par la conception de l’histoire de l’écrivain. L’apparition du Christ dans l’histoire, pour ce dernier, marquerait la fin du monde antique dans lequel la notion de peuple domine celle de l’homme. «Avec la venue du Christ, écrit Stora pour résumer ce point de vue, l’individu commence sa marche triomphante à travers l’histoire.» Pour Pasternak, le judaïsme appartient au monde antique et serait donc dépassé.
Stora ne manque pas de souligner que l’écrivain «semble oublier que la pensée chrétienne est une pensée judéo-chrétienne» et que les deux sont animées «par le même esprit». Elle illustre néanmoins que, même si Pasternak continue d’être habité par la pensée juive — par la primauté qu’il accorde à la vie terrestre sur l’au-delà, par son rejet du dualisme du corps et de l’âme, par son souci des détails de la vie quotidienne —, il adhère fortement au christianisme dans lequel il croit trouver la primauté de l’individu, une notion négligée, selon lui, dans l’Ancien Testament, et carrément trahie par l’idéologie soviétique. Le Royaume de Dieu, pour Pasternak, passe par un respect absolu de la liberté individuelle, vouée, un peu comme chez Tolstoï, à la contemplation de la nature, à la création poétique et à l’amour universel.
Pasternak, raconte Fédorovski, a accueilli la Révolution d’octobre 1917 dans l’allégresse parce qu’il abhorrait l’autocratie tsariste. Comme son personnage Jivago, toutefois, il déchantera devant les atrocités bolchéviques. Dans son grand roman, le coup d’État de 1917 apparaît «non seulement [comme] une falsification du projet révolutionnaire, mais [comme] un crime», note Fédorovski. «Je ne connais pas de courant qui soit plus replié sur lui-même et plus éloigné des faits que le marxisme», affirme Jivago.
Jusqu’à la mort de Staline, en 1953, c’est-à-dire avant la publication du Docteur Jivago en Occident, Pasternak entretiendra des rapports ambivalents avec le dictateur. Ce dernier, qui faisait arrêter et tuer tous ceux qu’il croyait menaçants pour son pouvoir absolu, a bizarrement épargné Pasternak, dont il admirait la poésie. «Laissez tranquille cet habitant du ciel!» disait-il à ses sbires qui n’attendaient qu’un signal pour boucler l’importun, réfractaire aux directives du régime.
Amours et salut
Marié deux fois, Pasternak n’a jamais pu se défaire d’une forte propension à tomber en amour. Son second mariage, avec Zinaïda Nikolaïevna, pianiste, épouse d’un des amis de l’écrivain et qui deviendra la femme de sa vie, sera assombri par sa correspondance brûlante avec la sulfureuse et géniale poète Marina Tsvétaïéva (1892-1941) et par sa liaison soutenue avec Olga Ivinskaïa, qui aurait inspiré la Lara du Docteur Jivago. «Face à l’Histoire, écrit Fédorovski, seul l’amour représentait pour lui un refuge à la liberté. La femme incarnait l’éternité et la liberté, l’homme étant selon lui dépendant du contexte historique et politique.»
Toute sa vie, cependant, Pasternak se sentira coupable d’avoir brisé le couple d’un ami et d’avoir ensuite entretenu une double vie amoureuse. «Écartelé entre les deux foyers, note Fédorovski, le poète comptait beaucoup sur sa foi en Dieu pour l’aider.» La maîtresse paiera le prix fort de cet amour en étant envoyée deux fois au Goulag pour quelques années.
Dans ses mémoires, Khrouchtchev, successeur de Staline, dira regretter l’interdit de publication qui a frappé Le Docteur Jivago en Union soviétique, en affirmant «qu’une œuvre intellectuelle ne doit pas être jugée par des méthodes… pour ainsi dire policières». Dans les faits, toutefois, «les dernières années de la vie de Pasternak allaient être cauchemardesques», constate Fédorovski, en évoquant la surveillance constante de l’écrivain par le KGB. En octobre 1958, Pasternak reçoit le prix Nobel de littérature, mais doit le refuser pour éviter l’expulsion du pays et pour sauver sa peau. Il aura rejeté, sa vie durant, par amour de son pays, les occasions de fuir à l’étranger.
En publiant son Docteur Jivago à l’Ouest, il savait qu’il risquait la mort, mais rien ne pouvait l’arrêter. «Ce travail, écrivait-il à sa cousine en 1946, au moment d’entreprendre la rédaction de son roman, sera l’expression de mes vues sur l’art, sur l’Évangile, sur la vie de l’homme dans l’Histoire et sur beaucoup d’autres choses encore […].»
Le héros du roman, comme son auteur, semble choisir la survie contre le militantisme, la poésie contre la politique, dans une histoire tragique qui écrase les individus. «Sa passivité face au mal semble le mettre en position d’infériorité sur le plan moral, par rapport au révolutionnaire, explique Michel Aucouturier. Mais l’engagement du révolutionnaire le mène généralement au mal plutôt qu’au bien.» L’apathie militante, en d’autres termes, est un engagement contre les discours qui enferment la pensée et qui finissent, dans la réalité, par tuer. La poésie et le christianisme tel que conçu par Pasternak, qui disent l’amour, sont alors le salut de l’humain, en Russie comme ailleurs.