Albert Camus disait que le suicide était le plus important problème philosophique. Il se trompait, affirme André Comte-Sponville. «L’amour est le sujet le plus intéressant, et aucun autre n’a d’intérêt qu’à proportion de l’amour que nous y mettons ou y trouvons, explique l’auteur de Présentations de la philosophie (Le livre de poche, 2002). Il faut donc aimer l’amour ou n’aimer rien – il faut aimer l’amour ou mourir; c’est pourquoi l’amour, non le suicide, est le seul problème philosophique vraiment sérieux.»
Marie-Thérèse Nadeau, membre de la Congrégation de Notre-Dame et professeure au Collège universitaire dominicain à Ottawa, ne pouvait passer à côté du sujet. Déjà auteure de solides essais sur des thèmes aussi exigeants que la mort, la solitude, la souffrance et le silence, la théologienne, qui ne craint pas les défis, s’attaque donc, dans Condamnés à l’amour (Médiaspaul, 2018, 118 pages), à ce phénomène aussi universel et prégnant qu’insaisissable, avec l’intention d’en «percer le mystère».
La douce moitié de Platon
Le commandement d’amour au cœur du message chrétien n’est pas tant une affaire de morale que de métaphysique. Teilhard de Chardin, rappelle Nadeau, parlait de l’amour comme de «la plus universelle, la plus formidable et la plus mystérieuse des énergies cosmiques». Pour lui, continue la théologienne, «la propension interne à s’unir se manifeste dans la plus petite particule» et ce «dynamisme traversant l’ensemble de la création», dépassant l’instinct sexuel et de procréation, trouve en l’homme son incarnation terrestre la plus raffinée.
Cet amour s’exprime de bien des façons. Dans Le Banquet, Platon met dans la bouche d’Aristophane le mythe de l’Androgyne, en guise d’explication du phénomène amoureux. À l’origine mâle et femme, l’humain aurait ensuite été coupé en deux et chaque moitié, depuis, chercherait son autre, afin de rétablir l’unité originelle. L’amour, ou eros, serait donc la quête de cette «douce moitié», de cette «âme sœur», qui nous manque. Nadeau en retrouve des échos dans la Genèse, quand elle lit l’extrait suivant: «C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à une femme, et ils deviennent une seule chair.»
Pour Platon, résume la théologienne, cette quête d’unité témoigne d’un désir de dépassement, d’immortalité, qui passe par un eros génital – la mort est surmontée par le triomphe de l’espèce —, mais aussi par un eros spirituel. En croyant chercher ma douce moitié manquante, je cherche, au fond, à jouir moins de la personne elle-même que de l’amour et de la beauté qu’elle incarne. L’eros est un amour de passion et de désir, c’est un élan nécessaire, mais insuffisant, qui condamne à une quête perpétuelle parce que toujours frustrée.
L’amour d’amitié, ou philia, apparaît comme une forme plus mature. Ce n’est plus la quête de ce qui me manque, mais la joie du partage amoureux. André Comte-Sponville en parle comme de l’amour selon Aristote. «Nous aimons alors ce qui ne nous manque pas, ce dont nous jouissons, et cela nous réjouit, ou plutôt notre amour est cette joie même.» C’est, continue-t-il, non pas l’amour qu’on cherche et espère, mais l’amour qu’on fait, l’amour qu’on partage, dans le bonheur. C’est, ajoute Nadeau, l’amitié profonde entre deux êtres, capables non seulement de prendre, mais aussi de donner. C’est la tendresse des vieux couples heureux. «Nous pouvons considérer ce sentiment comme la forme la plus raffinée de l’amour humain, écrit la théologienne, où l’esprit joue un rôle de premier plan, comme l’ingrédient qui fait le charme de la rencontre humanisée.»
Mon pauvre prochain
Le commandement d’amour chrétien va plus loin encore, en nous demandant d’aimer notre prochain, voire nos ennemis. C’est, résume Comte-Sponville, «l’amour pour celui qui ne nous manque ni ne nous fait du bien (dont on n’est ni amoureux ni l’ami), mais qui est là, simplement là, et qu’il faut aimer en pure perte, pour rien, ou plutôt pour lui, quoi qu’il soit, quoi qu’il vaille, quoi qu’il fasse, et fût-il notre ennemi…»
À l’eros de Platon, à la philia d’Aristote et de Montaigne vient s’ajouter l’amour d’agapè, l’amour, dit le philosophe, selon Jésus ou selon Simone Weil, celui dont seuls les saints seraient vraiment capables. «Ce serait l’amour de Dieu, s’il existe […], et ce qui s’en approche le plus, dans nos cœurs ou nos rêves, si Dieu n’existe pas», résume Comte-Sponville dans une des fulgurantes formules dont il a le secret.
Marie-Thérèse Nadeau croit que Dieu existe, mais elle reconnaît néanmoins que «l’amour d’agapè relève de l’héroïsme, pour ne pas dire du miracle». Comment, dans ces conditions, s’en approcher, non seulement en paroles, mais surtout en actes, comme le bon Samaritain?
La théologienne avance d’abord que, pour espérer imiter ainsi l’amour inconditionnel de Dieu, il faut prendre conscience «de tout ce que celui-ci a accompli et continue d’accomplir gratuitement pour chacun et chacune d’entre nous». S’Il le fait pour moi, je peux m’imaginer être capable le faire, à mon tour, pour d’autres. Dans cette mission, «regarder le visage du Christ» sur la Croix s’avère une inspiration essentielle. Il reste, comme le pense Comte-Sponville, que nous ne sommes pas des saints et que la tâche d’imiter le Christ peut nous sembler hors de notre portée. Faut-il renoncer pour autant et laisser le monde sans amour? La théologienne s’y refuse.
Dans le passage le plus original et le plus profond de son essai, Marie-Thérèse Nadeau se permet de suggérer une «recette» pour nous aider à tendre vers l’agapè. «Il s’agirait, écrit-elle, d’inciter les gens à se regarder, à avoir le courage de faire la vérité sur eux-mêmes.» Et que découvriraient-ils alors? «Au risque d’en faire sursauter quelques-uns: la pauvreté de leur être. À moins de se leurrer, cette pauvreté, qui n’a rien à voir avec la pauvreté matérielle, touche bel et bien tout le monde. Tout être humain vit avec des misères, des faiblesses, avec quelque chose en lui qui a besoin d’être sauvé. Ainsi, il devient forcément solidaire, qu’il le veuille ou non, de tous les autres êtres humains.»
La proposition, renversante, est puissante et s’inscrit brillamment dans l’esprit du christianisme, dont le Dieu en croix tire sa force de sa faiblesse: c’est en étant lucides quant à notre pauvreté, à nos faiblesses, que nous devenons capables d’un amour surhumain. «Ne croyez-vous pas, écrit la théologienne, qu’en s’identifiant ainsi au pauvre, au miséreux, à la personne méprisable, bref à la souffrance multiforme des autres, on pourrait être plus enclin à aimer gratuitement les autres, à ne pas s’en tenir à l’amour d’eros basé sur l’attrait et ne brûlant que pour le proche?»
La tendresse d’Albert Cohen
Pour illustrer son propos, Nadeau cite les Carnets 1978, un chef-d’œuvre d’Albert Cohen, dans lesquels l’auteur de Belle du Seigneur témoigne de sa difficulté à accéder à l’amour du prochain, auquel il dit avoir cru avant de le considérer comme un mensonge. Fidèle à sa manière tout en insistances et en circonvolutions, Cohen, juif en quête de bonté universelle malgré l’antisémitisme meurtrier de ses contemporains, en arrive à faire l’éloge de «la tendresse de pitié, seul possible amour du prochain», qui passe nécessairement par «l’identification à l’autre».
Dans des pages d’une déchirante beauté, il évoque Pierre Laval, «chef de la milice et serviteurs des nazis» dans le gouvernement Pétain, homme qui a terrorisé les siens et envoyé à la mort des enfants innocents. Il dit penser à lui, l’imaginer en prison avant sa mort – il a été fusillé en 1945 — et s’identifier à lui.
Oui, au temps où il était puissant et malfaisant, il méritait la mort, une mort rapide et sans souffrance. Mais maintenant, il est abandonné de tous et honni, il est dans une prison, et il va être jugé. Je l’imagine, et je le vois, et je suis lui soudain. Je le vois en sa cellule de prison, et il a mal, il a mal dans l’asthme de sa poitrine et, en quelque singulière sorte, de ma poitrine, il souffre et je le vois vaincu. […] Comment ne pas pardonner à ce malheureux soudain si proche, soudain mon semblable? […]
Oui, être l’autre, ressentir l’autre en soi, et avoir pitié, pitié à tort et à travers. […]
Pitié, tendresse de pitié pour tout humain que je vois et dont, soudain, je deviens étrangement le semblable.
C’est justement parce qu’il a conscience de ne pas être un saint que Cohen parvient à s’élever à cet amour de tendresse et de pitié pour un être qui fut son ennemi, mais en qui il arrive malgré tout à voir son prochain. C’est du fond de notre faiblesse que nous pouvons espérer approcher la grandeur de l’amour.